Par Julia Jolibois
Sur les réseaux sociaux, certains officiels haïtiens bloquent l’accès aux commentaires des citoyens sur leurs comptes X autrefois appelé Twitter, et sur Facebook de l’entreprise Meta. Parmi ces dirigeants, on peut prendre comme exemple : Ariel Henry qui est l’actuel Premier ministre d’Haïti et Nesmy Manigat qui est le ministre de l’Éducation et de la Formation professionnelle. Dans cet article, nous tentons de découvrir si ces personnalités politiques ont le droit d’empêcher la population de commenter des publications qui concernent le pays.
Tout individu dispose de la vie privée sur Internet, autrement dit, les comptes créés sur les plateformes comme X ou Facebook sont privés. En s’appuyant sur l’intervention de Gotson Pierre, coordonnateur du groupe Medialternatif et éditeur de l’agence en ligne Alterpresse, nous comprenons que n’importe quelle personne utilisant les réseaux sociaux a le droit de réguler son compte puisqu’elle les utilise à des fins personnelles: choisir quel genre de personne peut y avoir accès, quelle demande d’amis accepter est un choix unilatéral.
“Cependant, les grands commis qui détiennent des charges publiques c’est-à-dire qui œuvrent au nom de la république, n’utilisent pas leur compte à des fins personnelles, mais pour informer la population sur leurs réalisations ou pour partager des informations qui suscitent l’intérêt public. Ces comptes relèvent du domaine public, et apposer des restrictions comme bloquer les commentaires est un abus de pouvoir“, explique-t-il.
Les ministres ou fonctionnaires agissant au nom de l’État ont un compte officiel qui leur sert de canal de divulgation des informations touchant la vie nationale. Par exemple, les rencontres avec les partenaires nationaux et internationaux, les accords signés, les décisions prises par le ministère, entre autres sont des informations qui suscitent l’opinion publique.
L’avocat Godson Lubrun, fondateur de la chronique judiciaire “Juridiquement parlant“, explique que la bonne gouvernance réside dans un élément crucial qui est la transparence. La création d’un compte officiel par un élu permet d’interagir avec les citoyens sur tout ce qui concerne la vie nationale.
“Le compte Twitter ou n’importe quelle plateforme qu’utilisent les autorités desservant la République appartient à l’État haïtien“, affirme Godson Lubrun. Selon lui, tout ce qui est en possession d’un grand commis est pris en charge par l’État. Les réseaux sociaux qu’utilisent les officiels sont pour communiquer avec le peuple, car ils sont au service de la république.
De ce fait, les responsables de services publics ou les agents de l’État choisissant de faire de leur compte un outil de communication gouvernementale ne peuvent restreindre leur compte comme le ferait un particulier. Prenons l’exemple du journaliste Guillaume Tatu qui a porté plainte contre le président de l’Assemblée nationale de France, Richard Ferrand, pour l’avoir bloqué sur Twitter.
Guillaume Tatu n’avait plus accès aux contenus publiés par Richard Ferrand, selon lui, ce blocage lui empêchait de récolter des informations du compte Twitter (X). Ce qui a fait l’objet d’un procès dont Guillaume fut partie civile en mars 2019. Un autre exemple pertinent est celui de la décision rendue par la juge fédérale Naomi Reice Buchwald, en mai 2019 qui a considéré que Donald Trump devait laisser la possibilité aux citoyens américains de réagir à ses tweets, comme le veut la liberté d’expression protégée par le premier amendement de la Constitution américaine, selon le journal Français Le Parisien.
Ces exemples prouvent effectivement que les réseaux de communication qu’utilisent les fonctionnaires de l’État ne leur appartiennent pas, mais sont à la disposition de tout citoyen voulant s’informer ou exprimer leur opinion.
“En-dehors du principe de la liberté d’expression, l’approche selon laquelle ces comptes officiels sont des ressources de l’État pour communiquer avec le public sur les activités Étatiques montrent qu’ils n’ont pas le droit de l’utiliser à des fins personnelles“, soutient Gotson Pierre.
Toutefois, il existe ce qu’on appelle la politique de confidentialité des réseaux sociaux. Les plateformes numériques ont leurs politiques de confidentialités qui sont des mesures que doit prendre une entreprise afin de garantir à ses clients ou utilisateurs une sécurité et une utilisation appropriée des données. Les utilisateurs ont le loisir de choisir les paramètres et les restrictions qui leur conviennent afin de sécuriser leur vie privée sur les réseaux.
Pour protéger les utilisateurs de la cybercriminalité, du harcèlement et autres attaques portant atteinte à leur vie privée, les plateformes Meta et X permettent aux utilisateurs de signaler les contenus de nature choquante : appel à la haine raciale ou au terrorisme, incitations à la violence ou au suicide, crimes ou délits contre des personnes, contenus pornographiques, violents ou contraires à la dignité humaine accessibles aux mineurs, etc.
Tenant compte de cet aspect, le juriste et chroniqueur québécois Pierre Trudel, dans sa chronique “Le droit de bloquer” publiée dans le journal en ligne Le Devoir, précise qu’un élu peut évidemment supprimer ou bloquer des contenus qui contreviennent à la loi ou qui sont clairement abusifs. Il est raisonnable de faire en sorte que l’injure, la diffamation ou les faussetés avérées ne soient pas tolérées. Mais le seul fait qu’un intervenant exprime une opinion contraire n’est pas un motif suffisant pour le bloquer ou supprimer ses propos.
En ce qui concerne nos autorités qui restreignent l’accès à leurs comptes, Gotson Pierre soutient ce même point de vue. “Un fonctionnaire public en démocratie qui décide d’utiliser un moyen de communication public ne peut décider quel genre d’opinion doit figurer sur son compte. Par contre, certains propos sont inadmissibles sur ces espaces publics comme la diffamation, l’injure. En somme, la violence psychologique et verbale est condamnée par la loi. De ce fait, les élus ont le droit d’intercepter ces propos calomnieux et les supprimer ou les signaler“, explique le journaliste d’Alterpresse.
“Bloquer les journalistes ou les commentaires des citoyens sur les réseaux sociaux est une stratégie politique utilisée par les autorités afin de limiter leur interaction avec la presse, ou toute personne ayant des opinions contraires pouvant nuire au gouvernement en place“, affirme Berrick Estidore, président du Réseau National des médias en ligne.
Ce qui revient à dire que les critiques des particuliers sur le pouvoir en place peuvent être considérées comme des attaques diffamatoires par l’autorité qui lit les commentaires. Il est vrai que la ligne qui sépare les injures et les critiques est très faible. Cela va dépendre de la sensibilité de la personne qui lit les commentaires, et peut être utilisé comme prétexte pour bloquer les personnes ayant des opinions contraires.
Comment ça marche pour Haïti ?
Dans le cas d’Haïti, il existe des dispositions légales en ce qui a trait à la liberté de s’informer et d’exprimer leur opinion en toute matière dans n’importe quel espace public. En effet, la liberté d’expression est garantie par la Constitution du 29 mars 1987 amendée en mai 2011. L’article 28 de ladite constitution dispose que tout Haïtien a le droit d’exprimer librement ses opinions, en toute matière par la voie qu’il choisit. Selon l’article 40, obligation est faite à l’Etat de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux entre autres.
Ce qui signifie qu’il est permis aux citoyens d’exprimer leur opinion sans contrainte. “Restreindre les commentaires est une violation de la liberté du citoyen d’émettre des points de vue quant à la bonne marche ou non de l’action gouvernementale entreprise en son nom”, ajoute maître Godson.
Les élus ont toujours tendance à bloquer les journalistes qui critiquent leur mauvaise gouvernance. “Personnellement, j’ai été bloqué ou supprimé par des ambassadeurs et autres personnes ayant des postes à responsabilités qui considèrent mes opinions comme une menace pour le pouvoir en place“, avoue Gotson Pierre, selon lui, c’est une violation de la liberté d’expression. “Même s’il n’existe pas des dispositions légales qui s’appliquent au cyberespace en Haïti, les conventions internationales ratifiées par Haïti complètent la législation haïtienne. Les citoyens peuvent toujours porter plainte, car il y a rétention d’informations“.
En effet, deux arrêts du conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations-Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme sur Internet disposent: “les mêmes droits dont les personnes disposent hors ligne doivent être aussi protégés en ligne, en particulier la liberté d’expression, qui est applicable indépendamment des frontières et quel que soit le média que l’on choisisse, conformément aux articles 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques“. Se basant sur ces arrêts, un journaliste n’ayant point accès aux comptes des officiels sur les réseaux sociaux, peut toujours porter plainte.
D’ailleurs, si le fait qu’Ariel Henry ne donne pas accès aux commentaires nuit à un citoyen, il peut porter plainte. “Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, article 1168 du Code Civil haïtien“, souligne Godson Lubrun, en attirant l’attention sur cette disposition du code civil.
Le podcasteur et animateur radio haïtien qui réside à New-York, Ford Amosky, condamne lui aussi le comportement dictatorial de nos dirigeants Haïtiens. À noter qu’il a été l’un des premiers citoyens à constater cette anomalie sur les comptes de certains officiels.
Pour finir, plusieurs experts et personnalités connues sur les réseaux sociaux ont été approchés pour obtenir plus d’informations. Parmi ces gens, il y a Altema Jean Marie, l’ex Directeur Général du CONATEL. Questionné récemment sur le sujet, il a préféré nous devancer en ecrivant une lettre à Ariel Henry, afin de lui exprimer son désaccord “concernant la décision de la Primature de ne pas accepter des commentaires sur les comptes de réseaux sociaux officiels Facebook et X“. Cet article de Mag Haiti ne vise pas particulièrement un chef d’État, mais plutôt tous les comptes sur les réseaux sociaux utilisés dans le cadre de l’exercice d’une fonction étatique avec les ressources étatiques.
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