Ce n’est ni hier, ni aujourd’hui que la dépression gagne du terrain dans le monde. Chez nous en Haïti, la situation socio-politique et économique rend de plus en plus de personnes vulnérables à l’anxiété et à la dépression.
L’une des avancées les plus marquantes en ce qui a trait à la dépression, c’est que les gens en parlent plus souvent. Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de gens disent être dépressifs pendant que d’autres parlent de leur processus de guérison. Cependant, les témoignages recueillis laissent comprendre que la maladie n’est pas anodine.
D’après plusieurs spécialistes, la dépression est une maladie psychologique qui agit sur la manière d’être et qui peut provoquer de graves conséquences.
Des témoignages poignants
Francine est une jeune femme qui a fait la connaissance de cette maladie avant son accouchement ; elle a perdu son bébé au cours de son 7e mois de grossesse. “Je me suis renfermée sur moi-même, car c’était ma première grossesse, et le docteur m’avait dit que ce serait peut-être difficile pour moi de retomber enceinte à cause des complications“, raconte la jeune femme sans plus de précisions.
Jacques Delphis est aussi l’une des victimes de cette maladie. Il nous explique que récemment, il a subit deux tentatives de kidnapping, cette situation le plonge dans le désarroi total. ” Cela fait exactement 5 mois depuis que des hommes armés m’ont attaqué, ils ont tenté de me tuer, comme si c’était peu à subir, après ça, je me suis échappé de justesse à deux tentatives de kidnapping”, nous raconte Jacques.
“Depuis lors, j’ai une peur constante qui m’anime, m konn anvi touye tèt mwen pou sa m viv enpi andire nan peyi sa”, confie le jeune Delphis. Selon ce qu’il nous a fait comprendre, il ne sort presque plus, ne mange que rarement, il s’est même renfermé sur lui-même. “Ma vie n’est plus la même, j’essaie juste de remonter la pente à présent“, poursuit-il.
Selon les explications du psychologue Fransnel Dorsainvil, la dépression est un trouble mental qui peut perdurer dans le temps. “La dépression est un état de souffrance permanent, c’est une maladie mentale, c’est un effondrement dû aux émotions”, explique-t-il.
Dans le cas de Francine qui a perdu un bébé, la tolérance et peut-être l’attitude de son entourage pourrait conduire à l’acceptation de la situation. Comme le Docteur Kerry Norbrun le précise, c’est l’un des attitudes que nous devons adopter pour supporter une femme enceinte, mais aussi quiconque souffrant de dépression. “Aidez-les, soyez attentif et compréhensif à leurs cris, ne les jugez pas, si la personne en question voit un psychologue, laissez le spécialiste faire son travail, il faut être tolérant“, conseille le médecin.
D’autre part, plusieurs personnes souffrent d’une manière ou d’une autre de la perte d’un être cher, mais le cas de Pierrot est unique, car il n’a jamais réussi à faire son deuil depuis la mort de son père. “On était ensemble à la maison puis soudain, ses yeux me disaient de l’aider, mais je n’ai pas pu, j’étais paralysé sur place, il est mort sous mes yeux sans que personne n’ait entendu mon cri de détresse“, dit-il avec un cri étouffé de douleur. “Depuis 6 ans, ma vie n’est que chaos, je n’ai pas encore oublié son visage, je me sens coupable de sa mort“, regrette Pierrot.
Il nous explique qu’il a tout essayé pour oublier cette douleur. Il a enchaîné les cigarettes, des bouteilles d’alcool, les sorties nocturnes, pourtant, il dit qu’il n’a toujours pas accepté le départ de son père.
Pierrot nous avoue qu’il a tenté de mettre fin à sa vie plusieurs fois. “Tout est noir autour de moi, depuis ma première tentative, ma famille ne me laisse plus. Pourtant, récemment, j’ai encore essayé, rares sont ceux qui me comprennent“, raconte Pierrot, attristé.
D’un côté, il y a les gangs qui contrôlent presque toutes les zones du pays, d’un autre côté, il y a la crise multiforme (Social, Économique, Politique). L’adage “chak koukouy klere pou je w” prend tout son sens, alors la dépression prend sa place, et représente désormais un véritable danger.
En ce sens, pour remédier à cette maladie et soutenir la population haïtienne, l’Association Haïtienne de la psychologie (AHpsy) a jugé bon de mettre sur pied la Cellule d’Intervention Psychothérapeutique d’Urgence d’Haïti (CIPUH) qui a pour mission d’aider les victimes d’incidents critiques sur le plan psychosocial.
Selon les données de la CIPUH, en près de trois ans d’existence, ils ont recensé 7 696 appels dus à la dépression, avec un pourcentage de 36 % d’appel depuis juillet dernier. Les appels ont augmenté de 10 % en août 2022, soit 46 %. De septembre à octobre, le Président de l’organisme, Pascal Nery Jean Charles affirme qu’ils ont reçu plus d’appel à travers leur ligne téléphonique soit 332 appels avec un total de 164 appels venant de femmes, 86 appels du côté des hommes et 82 autres qu’ils n’ont pas pu déterminer leurs sexes.
Les symptômes peuvent varier en fonction du type
Selon Fransnel Dorsainvil, il existe plusieurs catégories de dépression. Il y a la dépression légère, qui s’étend généralement sur 6 mois. Ce type de dépression concerne les gens qui sont endeuillés (qui représentent 3 % des appels sur la ligne téléphonique de la CIPUH) et ceux qui ont été licenciés de leur travail. Pour la deuxième catégorie, il y a celle qui est lourde et qui s’étend sur environ 12 mois. “Il existe aussi la dépression chronique et celle qui est dite bipolaire divisées en deux phases : dépression/maniaque“, indique le professionnel.
Pour ce qui est des caractéristiques de cette affectation mentale, le Psychologue s’accentue sur la différence qui existe entre les signes et les symptômes. “Pour les signes, ce sont les choses que nous pouvons voir ou remarquer chez la personne (colère, tristesse, insomnie). Pourtant, les symptômes désignent comment la personne vit, comprend, ressent sa situation“, explique-t-il.
Neuf symptômes peuvent indiquer si une personne est dépressive selon le professionnel. “Une tristesse inhabituelle, fatigue ou perte d’énergie, problème alimentaire, trouble du sommeil, agitation, remords, sentiments de honte ou de culpabilité, problème de concentration, des pensées noires (suicide)” évoque le psychologue.
Par ailleurs, les explications de Dorsainvil révèlent que ce trouble peut être le résultat de trois facteurs principaux. “Il peut être de façon génétique/héréditaire, biologique, et psychosocial”, nous dit le professionnel de santé, tout en précisant que “les spécialistes n’ont pas encore découvert le germe exact qui lie un parent à un enfant pour que la dépression soit héréditaire, mais il existe des études qui montrent que ce trouble a une composante génétique”, souligne-t-il.
“Pour le facteur biologique, il est lié directement à un déséquilibre qui provoque un problème de communication entre les neurones et le cerveau, c’est ce qui provoque un cancer d’émotions chez la personne souffrante. Dans le psychosocial, c’est la relation développée dans le milieu social où la personne évolue, et c’est le type le plus courant“, explique Dorsainvil.
Des conséquences majeures
La dépression produit des effets négatifs chez les dépressifs et des conséquences qui affectent aussi l’entourage de la personne. “Ce trouble mental peut affecter l’attitude de la personne, ses relations sentimentales, ses prises de décision, son comportement, son physique (perte de poids, fatigue, insomnie)“, énumère Dorsainvil.
“Une femme qui va accoucher, par rapport au rôle de maman, le manque de temps, peut souffrir de dépression“, nous dit le Docteur Kerry Norbrun, tout en soulignant le cas des personnes atteintes de maladies chroniques (tension artérielle et autres).
À noter que les événements traumatisants comme un kidnapping ou un séisme représentent 4 % des appels sur la ligne téléphonique de la CIPUH.
“La volonté ne suffit pas pour guérir la dépression, parce qu’elle est une maladie. C’est un élément dans le processus qui peut guérir soit par voie médicamenteuse pour les causes psychopathologiques (types de dépression génétique/héréditaire, biologique) ou par thérapie pour les causes entourant la psychosocial”, explique le spécialiste en psychologie Fransnel Dorsainvil.
“Une personne qui souffre de dépression, ça ne veut pas dire qu’elle est faible. Dans les séances de thérapie, nous leur donnons des conseils, nous incluons un système de support familial et amical qui leur permettra de gérer et nous les apprenons à changer de comportement ainsi que leur manière de vivre“, conclut le psychologue Dorsainvil.
Achille Marie Mika
Photo: Le progrès
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