Le dialogue n’est pas une invention moderne. À travers l’histoire et dans la plupart des communautés, il s’est révélé un puissant vecteur à surmonter des différends aux intérêts multiples et des crises autour de grands enjeux. Il constitue un outil capable de dresser les distorsions nées des rapports sociopolitiques, puisque les formules politiques dictées par les systèmes et les pratiques politiques ne sont pas toujours à même de tout résoudre.
En Haïti, le terme dialogue devient très à la mode depuis quelques temps : dans les promesses de campagne, sur tous les lèvres, dans les articles des journaux, et dans l’opinion publique. Il est au cœur des débats politiques. Le pouvoir en place et les acteurs de l’opposition en parlent. De quoi parlent-ils exactement ? Le dialogue n’est-il pas en crise autant que la société haïtienne l’est? Quel dialogue requiert véritablement la crise haïtienne ?
La rentrée à l’ère démocratique formalisée par la constitution haïtienne de 1987 après l’effondrement de la dynastie des Duvalier n’a pas tenu les promesses de stabilité sociopolitique et de développement économique comme l’attendaient la plupart des esprits. La transition vers la démocratie est pendante. « Elle n’en finit pas », pour reprendre les propos de Pierre Raymond Dumas. Depuis, le pays ne cesse de connaitre d’incessants bouleversements le déroutant vers la voie du progrès. Conséquemment, les disparités sociales croissent à une vitesse vertigineuse entrainant du coup frustration et désespoir; les valeurs morales s’effritent. Donc, l’Etat est dysfonctionnel dans une société haïtienne en décrépitude.
Pourtant, malgré l’inquiétude et le déshonneur des constats, rien n’est fait pour contourner ce chemin de désastre. Les flux de dirigeants qui se succèdent ne font qu’envenimer la plaie et renforcer cette industrie de dégradation. Comment sortir le pays du marasme économique engendré par des années de turbulence, des querelles de chapelle et d’intérêts matériels dénués de toute vision collective et d’idée de rehaussement national ? À cette question les promesses prennent la taille d’un éléphant mais les concrétisations se mesurent à la dimension d’un microbe.
La situation chaotique du pays fait appel à une entente entre tous les secteurs de la vie nationale car c’est la seule solution pour une sortie de crise favorable à tous et à toutes, martèlent les leaders à longueur de journée. A cet égard, les propositions et les documents se multiplient : « contrat social », « pacte de gouvernabilité », « conférence nationale », «entente nationale » etc. mais qu’est ce qui fait obstacle au processus ? Par ailleurs, les tentatives déjà enregistrées témoignent clairement de l’acuité de la crise du dialogue en Haïti. Rappelons le fameux « Accord El Rancho » en mars 2014, qui a servi de prétexte pour le partage des privilèges publics camouflés sous le label de « partage de responsabilités» ou de « gouvernance inclusive ». L’idée de renversement du statu quo, de transformation sociale et d’intérêt collectif n’y a pas été au rendez-vous.
Aujourd’hui, entre les mains de l’exécutif, le dialogue devient malheureusement un instrument de manipulation et de dilatoire. Et c’est là s’inscrit l’enjeu même de cette venimeuse stratégie politique, par ses effets de détruire la possibilité pour un dialogue réel. En ce sens, ils font de leur dialogue un moyen de tuer le dialogue, donc un dialogicide. En fait, Où sont passés les «états généraux sectoriels de la nation » qui ont absorbé d’importantes ressources du trésor public ? Où sont les résultats des innombrables commissions parfois mort-nées constituées pour le processus du dialogue ? Quel sera l’avenir de cette dernière commission composée foncièrement de la nomenklatura du régime ?
La crise structurelle ancrée à laquelle le pays est confronté nécessite véritablement un dialogue. Mais, celui adéquat ne doit pas être un échange de sourds, c’est-à-dire un lieu de communication perturbée, dominée et instrumentalisée où les interlocuteurs cherchent plutôt à imposer leurs points de vue, à manipuler que de s’entendre. Le dialogue conforme à la crise haïtienne doit, sans aucune exclusion, tenir compte de toutes les catégories ou tous les secteurs de la vie nationale avec leur spécificité. Le dialogue approprié à la crise doit s’employer à enrayer le système d’inégalités sociales institué historiquement depuis la formation sociale haïtienne. Halte aux propositions cosmétiques et contournées ! Chassez le structurel, il revient au galop.
Enfin, il faudrait redessiner le paysage politique en remontant à la case départ. Loin d’être un exercice facile, cela exige beaucoup d’efforts et une large concertation. Se frayer un chemin dans une forêt dense d’intérêts et d’opinions politiques, d’attentes changeantes, de souhaits et d’exigences qui évoluent, le tout dans le cadre d’un contexte politique en pleine évolution, nécessite une combinaison d’énergie et de volonté empreinte d’un patriotisme inébranlable.
Muller DIEU