Nous sommes le lundi 10 octobre 1970, dans une école nationale située au Nord-ouest du département de la Grand’Anse. Elle s’étend sur plusieurs hectares. Propre, boisée, avec des rangées de fleurs de part et d’autre, des fruits de toutes espèces, un dispensaire un peu à l’Est pour les premiers soins. Les salles de classe sont éparpillées dans ce vaste étendu, sauf trois d’entre elles étaient contiguës. Bref, le décor était très pittoresque pour l’apprentissage.
Il est huit heures trente AM, la cloche a retenti, tous les élèves se mettaient deux par deux pour l’envoi des couleurs. Deux élèves, un garçon et une fille s’étaient présentés au perron situé près du mât pour cette cérémonie. Après avoir entonné le premier couplet de la Dessalinienne et récité le serment d’allégeance au drapeau, le directeur Maurice s’adressait à nous en français, pour nous souhaiter la bienvenue et conclure avec nous “le contrat pédagogique” de l’année, avec ce “leitmotiv” vous ne devez pas”.
Nous l’écoutions sans l’entendre, car personne ne comprenait ce qu’il disait, puisque ce discours s’était prononcé dans une langue qu’on a entendue pour la première fois. Nous étions entre six cents et sept cents élèves, tous fils et filles de paysans. Une fois terminé avec son discours, le directeur nous a intimé l’ordre de gagner nos salles, classe par classe dans un silence de cimetière.
Madame Elisca, mon institutrice de préparatoire un (équivalent à la première année fondamentale aujourd’hui) nous attendait devant la porte. Elle faisait environ 1.80 m, une vraie virago (femme qui a l’apparence d’un homme) avec une voix d’homme et une mine qui pouvait désarmer les démons. Elle nous faisait encore un autre discours toujours en français, aussi sévère que menaçant. Elle a commencé son cours, encore dans la langue de Voltaire. Un cours d’histoire et de géographie d’Haïti. À chaque fois, elle nous a demandé si nous avons compris et nous avons répondu, à la manière d’une chorale “oui madame Elisca“. Mais en fait, nous n’avions rien compris, mais nous avions fait semblant de comprendre, comme le font les Haïtiens en général. Madame Elisca aussi a fait semblant de ne pas comprendre. Bref, on évoluait dans une ambiance de faire semblant.
Notre première leçon d’histoire, parmi les trois autres numéros que nous devions mémoriser était la suivante:
“C’est à Gènes, en Italie que naquit Christophe Colomb. Son père était un pauvre tisserand. Colomb aima la mer. Il la visitait souvent sur les voiliers de son port natal et questionnait les marins sur les choses et leur métier. Lui‐même navigua très jeune, puisqu’on le trouvait encore adolescent, sur les mers lointaines”
Je ne comprenais pas le sens d’un seul mot de cette foutue leçon. J’avais même cru que “naquit” était un deuxième prénom de Colomb. Mais je devais tout mémoriser pour la récitation de demain, sous peine de me faire bastonner. J’ai passé une bonne partie de la nuit à essayer de mémoriser cette leçon à côté des six autres telles: vocabulaire, grammaire, orthographe, poésie, table de multiplication, géographie.
Le lendemain, au moment de la récitation, on s’était mis deux par deux, les bras croisés en face de notre institutrice. Voyant la violence avec laquelle elle s’en était prise à ceux et à celles qui ne récitaient pas correctement leur leçon, tout s’envolait, je ne me rappelais plus rien, je me suis mis à trembler. Quand arrivait mon tour, je bégayais, je balbutiais quelques mots du milieu, de la fin, du commencement et elle me tirait l’oreille, me pinçait violemment et me mettait à genoux. J’avais manifesté le désir de signifier à ma mère que je ne vais plus retourner dans cette “geôle”, mais vu son caractère sévère, je ne pouvais pas le lui dire.
La langue française me déconcertait autant que la violence de mon institutrice‐geôlière, car dans mon environnement créolophone, je n’avais jamais entendu un seul mot de cette langue, et d’un coup, comme par miracle, je devais la parler, la lire et l’écrire, sans l’avoir apprise, et je n’avais personne à la maison pour m’aider.
L’année scolaire 70‐71 s’était déroulée ainsi, dans le stress, la peur et l’anxiété. Les six années du cycle primaire, ont été pour moi un vrai cauchemar, six années vécues dans ce centre carcéral, un “pénitencier national“, avec des instituteurs/institutrices dont les uns ont été plus cruels que les autres.
D’ailleurs, c’est à cause de leur attitude féroce que trente de mes camarades de la promotion (70-76), ont dû abandonner, ne pouvant résister à leur fureur. Nous dix autres qui avions pu boucler le cycle, étions des braves, des intrépides, bref, des héros, avec des cicatrices dans l’âme et dans le corps.
René Descartes(1596‐1650), Philosophe français du 17e siècle a écrit dans le “Discours de la méthode” (1637) que “le bon sens est la chose du monde la mieux partagé” un tel constat est ‐il valable pour tous les humains ?
La langue française reste et demeure une langue étrangère, une langue seconde pour les Haïtiens. La majorité de la population haïtienne parle le créole. Cette langue est non seulement la langue officielle, mais encore la langue de l’enseignement. Cependant, un minimum de bon sens commande que pour apprendre une langue, en tant qu’outil de communication, il faut “in limine” connaître cette langue, c’est la première étape de l’apprentissage.
Est‐ce par méchanceté, par incapacité, ou par hypocrisie, que les décideurs haïtiens ont choisi de procéder ainsi dans l’enseignement des enfants du pays ?
Pourquoi après quatorze années d’études dans la langue française, un petit Haïtien n’arrive pas à s’exprimer, ni à écrire correctement le français ? La langue française, est‐elle plus difficile que le mandarin ou l’arabe pour les Haïtiens ? Ou que les Haïtiens n’ont aucune aptitude pour les langues?
Pourquoi après avoir passé seulement six mois dans un institut de langue, de l’anglais ou de l’espagnol par exemple, ce même haïtien qui est incapable de s’exprimer en français, arrive à le faire correctement ? Le problème, c’est que les cours se font en français, comme je l’avais mentionné au début, mais la langue française elle-même, en tant que langue étrangère d’apprentissage, n’est jamais enseignée dans les écoles haïtiennes.
Pour que le petit Haïtien puisse parler et écrire correctement le français, ce dernier doit être enseigné comme langue seconde. Or, la technique de l’enseignement des langues, veut que ce soit la langue d’abord et la grammaire ensuite. Lorsque la grammaire est enseignée avant la langue, cela pourrait constituer un blocage chez l’enfant et celle-ci ne sera jamais parlée. Procéder ainsi, c’est mettre la charrue avant les boeufs.
L’enseignement de langues vivantes dans les écoles haïtiennes, constitue un défi majeur pour les enseignants. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas à la hauteur de leur tâche, mais ils exécutent un programme émané des autorités de l’Etat.
Ce même problème est également posé au niveau de l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol. Au lieu d’enseigner la langue elle-même, ce qui permettrait aux enfants de s’exprimer, on leur enseigne la grammaire et après le cycle du secondaire, l’enfant ne possède même pas un “kit de sauvetage linguistique” lui permettant d’exprimer ses besoins primaires une fois arrivé en terre étrangère.
Les échecs récurrents aux examens officiels haïtiens ont pour fondement la non-maîtrise de la langue française que la non maîtrise des matières.
Je peux m’aventurer à avancer, en l’absence des tests d’aptitude, que le quotient intellectuel (QI) de l’Haïtien, est bien au-dessus de la moyenne. Car nul ne peut contester son l’intelligence académique. Mais cette barrière linguistique voulue par les décideurs haïtiens depuis des générations, l’empêche d’épanouir ses potentialités.
La langue française doit être démocratisée, elle doit être libérée en Haïti pour que tous les haïtiens puissent y avoir accès, en tant que langue d’apprentissage jusqu’à présent. Pour y arriver, elle doit être enseignée, une fois de plus, comme langue seconde, en adaptant les ouvrages à cet effet.
Il faut aussi allouer beaucoup plus d’heures à l’anglais et à l’espagnol dans les écoles, en commençant dès la petite enfance. Il ne s’agit pas d’une initiative à encourager, mais à intégrer dans le curriculum officiel et à réviser la pratique ancienne de l’enseignement de langues.
Aujourd’hui, un jeune qui maîtrise l’anglais et/ou l’espagnol et qui sait utiliser un ordinateur, possède déjà un métier, encore, un métier rentable. Il est temps de préparer les jeunes haitiens en fonction des besoins du marché mondial, car l’homme éclairé n’a pas de patrie, il est citoyen du monde.
Me J .S J. Claude
Enseignant, av.
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