Dans divers coins de la capitale, là où se trouvent des stations de transports publics, des enfants de rue crient à gorge déployée afin de trouver des passagers. Ils font peur. On est comme contraint de les fréquenter et les côtoyer chaque fois qu’on sort pour se rendre au travail, à l’école ou qu’on doit rentrer chez soi.
Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui persuadent les passagers à monter à bord d’un tap-tap ou d’un autobus. Ils exercent un métier à part entière, ils l’assument: celui de Bèf Chenn. A les voir aussi motivés, on comprend vite que leur vie en dépend. En plus de la modique part qui leur revient, il y a par-dessus tout, leur réputation qui en paie fâcheusement les frais.
Junior, âgé de 23 ans, fait partie de cette catégorie défavorisée et vulnérable. Le front encoché de grands plis, le jeans au bas de la taille, un maillot délavé, il invite les gens à prendre place à bord, en criant à tue-tête. Quand un passager arrive, il n’a plus la possibilité de choisir dans quel véhicule monter. En un clin d’œil, il se voit escorté, happé et contraint de grimper dans un minibus. « J’exerce ce métier depuis trois ans. C’est mon gagne-pain. C’est un dur métier », déclare-t-il, non sans soucis de se trouver un autre boulot.
La grande majorité, faute de moyens adéquats, laissent leurs parents dans les milieux ruraux, dans le but de trouver du bien-être dans la capitale. Cependant, arrivés sous la responsabilité d’un membre de la famille éloignée, ou d’un ami, Ils sont méprisés par le reste de la société, stigmatisés, exploités et maltraités. Personne pour ainsi dire ne se soucie de leur sort. Ils sont seuls, isolés et vulnérables et en butte à la violence.
Wilnert Jean, licencié en sociologie à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Etat d’Haïti (FASCH/UEH), confirme que la situation des enfants vivant dans les rues en Haïti est très complexe et requiert une approche multisectorielle. « Malgré les efforts mis en place par l’UNICEF en Haïti, une agence de l’Organisation des Nations unies consacrée à l’amélioration et à la promotion de la condition des enfants, il existe toujours des pratiques d’exploitation, de discrimination, de violence et d’abandon dans des proportions inquiétantes, exacerbées par des pratiques traditionnelles préjudiciables, un statut discriminatoire de la femme, un taux d’enregistrement des naissances insatisfaisant et une crise socio-politique dans laquelle s’enlise le pays depuis de nombreuses années ».
« Selon l’UNICEF, On estime à 3000-4000 les enfants des rues dont 2500 rien que dans la capitale de Port-au-Prince. 80% sont des garçons et 20% sont des filles. Les enfants des rues sont parmi les plus vulnérables à l’infection par les MST / VIH / SIDA: 7% des garçons et 18% des filles sont séropositives », à en croire Wilnert Jean.
Alex Prévilien, un bèf chenn à Carrefour Aviation âgé de 17 ans, après la mort de son père, sa mère qui n’avait aucun emploi, ne pouvait pas le garder à sa charge encore moins lui garantir une éducation. Il n’oubliera pas ce qu’il l’a poussé dans les rues.
« Elle a décidé de m’envoyer chez tante Magareth habitant à la ruelle Alerte, en 2014. Elle m’a accueilli avec une grande joie au début. Elle m’a promis de m’envoyer à l’école afin de terminer mes études classiques, car j’étais en 6ème AF. Deux semaines plus tard, tout a totalement changé. Et, il n’a fallu que trois mois de plus pour faire à une des pires malheurs de ma vie. J’ai été violé par son mari bisexuel », mentionne l’adolescent qui n’a que la cigarette et des volutes de fumée pour apaiser ses remords.
Les bèf chenn, comme les autres usagers de l’asphalte s’identifient par leurs slogans passe-partout ainsi que les propos salaces qu’ils utilisent comme une arme pour s’en prendre à des jeunes filles de différentes catégories d’âge et classe sociale. Un chauffeur rapporte qu’ils sont toujours prêts à proférer des grossièretés à quelqu’un qui, par inadvertance ou insouciance, oserait leur parler sous un ton inconvenant. « Un bèf chenn de la station Portail Léogâne s’est fait bastonner par un policier en civil, après avoir traité sa fille de pye lejè » déclare-t-il.
Quant à une politique de protection des droits pour cette catégorie, les autorités font encore lanterner. Les promesses, à ce sujet, ne sont que des « fables », constatent plus d’un. Entretemps, ils continuent d’encaisser les rudes coups du destin. Le sexe, l’alcool et les autres vices ne sont plus alors des accidents, mais des choix délibérés. Ils sont privés de leurs droits à la survie, à la santé, à la nutrition, à l’éducation et à la protection. Et, ils essayent le plus souvent de survivre en se prostituant ou en exerçant d’autres petits boulots.
« Le droit à l’alimentation, à l’éducation que confère la Constitution Haïtienne au peuple haïtien est systématiquement violé » soutient Saintilus Joseph, étudiant finissant en Sciences juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Économique (FDSE). « Les Bèf Chenn représentent une catégorie vulnérable, délaissée, démunie et désespérée très visible en Haïti », dénonce-t-il.
Chaque jour, les choses restent comme elles ont été toujours dans les stations, dit Junior. S’empirent même. « On nous traite comme découlant d’une erreur de la nature. Je me demande bien des fois pourquoi les autorités étatiques ne cherchent pas une solution durable pouvant nous redonner espoir.» s’interroge-t-il avec des larmes aux yeux.
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