L’idée de cet article est venue d’une part de l’observation d’une pratique récurrente au plus haut niveau de l’Etat notamment du côté des pouvoirs exécutif (Président + Gouvernement) et législatif (Sénat + Chambre des Députés) en ce qui a trait à la formation, à l’exercice ou au renvoi d’un Gouvernement. D’autre part, du constat de la passivité et de l’indifférence des citoyens en ce qui a trait à la violation de la Constitution et des Lois de la République par les Autorités établies.
Les dirigeants étatiques restent-ils attachés aux termes du serment constitutionnel prêté lors de leur entrée en fonction ? Les citoyens jouent-ils leur partition dans le respect et l’application des lois et de la Constitution de la République par les autorités mandatées ? Faut-il de bons citoyens pour avoir de bons dirigeants ou de bons dirigeants pour avoir de bons citoyens ? Pour répondre de manière objective à ces questions et à bien d’autres, je promets d’abord d’analyser les serments « parlementaire et présidentiel », ensuite de considérer la décharge au regard de la Constitution, aussi d’analyser des cas récents de violation flagrante de la loi-mère, enfin de faire valoir ma position personnelle.
Avant d’attaquer le taureau par les cornes, afin que nul n’en ignore ou n’en prétexte ignorance, permettez-moi de passer en revue les termes des serments que prêtent les députés du Peuple, les sénateurs et le président de la République. Selon l’article 109 de la Constitution, les députés et les sénateurs prêtent le serment que voici : « Je jure de m’acquitter de ma tâche, de maintenir et de sauvegarder les droits du Peuple et d’être fidèle à la Constitution ». Que veut dire ce serment ?
Sans prétendre me substituer au Conseil constitutionnel, j’ose analyser pour ne pas dire interpréter cette disposition constitutionnelle de la manière suivante : [Jurer signifie affirmer de la façon la plus formelle ; Acquitter = satisfaire à une obligation ; Tâche = le devoir à accomplir ; Maintenir = continuer à soutenir, à défendre ; Sauvegarder = protéger, mettre en sureté ; Droits impliquent dans le contexte haïtien : vie décente, Services Publics (santé, éducation, électricité, eau potable…), travail, logement décent, sécurité… au profit du Peuple haïtien ; Fidèle = qui remplit ses engagements, conforme à la vérité].
Quant au serment du Président, l’article 135-1 dispose : « Je jure devant Dieu et devant la Nation, d’observer et de faire observer fidèlement la Constitution et les Lois de la République, de respecter et de faire respecter les droits du Peuple haïtien, de travailler à la grandeur de la Patrie, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire ». Que peut-on entendre par ce serment ?
Encore une fois, je vais abonder dans le même sens que celui des parlementaires. [Jurer signifie s’engager par devant l’Etre suprême et la Nation souveraine ; Observer fidèlement = se conformer scrupuleusement à la Constitution et aux Lois de la République ; Respecter = considérer avec respect, ne pas porter atteinte aux droits du Peuple haïtien ; travailler à la grandeur de la Patrie = œuvrer pour l’élévation morale et le bonheur de la Patrie ; maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire = continuer à soutenir, à défendre l’indépendance nationale (Condition d’un Etat qui ne relève pas d’un autre) et l’intégrité du territoire (sécuriser le territoire contre toute invasion malsaine, toute démarche susceptible de corrompre, toute occupation par des forces étrangères)].
Ces analyses simples et claires des serments montrent qu’il a été question dans l’esprit des constituants le souci et la volonté d’établir des femmes et des hommes compétents, honnêtes, exemplaires et dignes de parole dans le seul et unique but de travailler pour le bonheur de notre chère Patrie. Malencontreusement, les dirigeants de par leur comportement et leurs actions ne font que justifier cette formule du dictateur et de l’homme arbitraire haïtien : « Konstitisyon se papye, bayonèt se fè ». Pour le dirigeant haïtien, c’est comme si le serment est vide de sens, n’a aucune importance, ne supporte aucun engagement, ne conduit à aucune responsabilité. Il suffit de suivre ou de se rappeler du mode de dirigeant que nous avons au plus niveau de l’Etat pour comprendre et adhérer à cette assertion.
Qu’en est-il de la notion de décharge ? A l’origine, la décharge avait été initiée et régularisée avec la Loi du 26 août 1870 portant sur l’hypothèque légale frappant les biens immeubles des comptables de deniers publics dans le but de combattre la corruption. L’article 18 du Décret du 23 novembre 2005, régissant le fonctionnement de la CSC/CA, définit la décharge comme étant une décision qui dégage la responsabilité financière d’un Comptable Public de droit ou de fait, l’acte juridique prend titre d’Arrêt de Quitus ou de Décharge. Cet acte emporte de plein droit radiation des inscriptions hypothécaires prises sur leurs biens et libération des montants déposés en garantie de leurs gestions.
Pour ce faire, l’article 233 de la Constitution fait obligation au Parlement d’élire au scrutin secret une Commission parlementaire au début de chaque session ordinaire, en vue d’exercer un contrôle sérieux et permanent des dépenses publiques. Cette Commission est chargée de rapporter sur la gestion des ministres pour permettre aux deux (2) assemblées de leur donner décharge, alors que celles des autres ordonnateurs relèvent strictement de la compétence de la Cour des Comptes.
Cela sous-entend que le Parlement a pour attribution de contrôler tous les actes du Gouvernement et toutes les dépenses publiques dans un souci d’équilibre, de transparence et de rationalisation de toutes les décisions. Pourtant, depuis plus d’une décennie on peut se demander si Haïti est dirigée par des pouvoirs publics comme le veut la séparation des pouvoirs ? La raison c’est parce que certains sénateurs et députés conditionnent publiquement le vote d’une déclaration de politique générale d’un Premier ministre à une négociation infernale qu’ils qualifient avec irrévérence de « partage de responsabilité » ou séparation du gâteau. Alors que la Constitution et les Lois fixent les responsabilités de chacun des pouvoirs. Dans une telle situation où le parlementaire est à la fois juge et partie, pourrait-il avoir la conscience tranquille et la conscience morale pour accomplir comme il se doit ses tâches ? Disons mieux à quoi cela servirait de demander à un parlementaire d’exercer son pouvoir de contrôle sur la gestion d’un ministre qu’il a proposé lui-même en contrepartie de son vote ? De fait, les sessions ordinaires passent et repassent mais aucun contrôle n’a été exercé par les honorables.
Au regard des fondamentaux de la Loi suprême, qu’en est-il de la nomination d’un PM par intérim ? L’article 165 de la Constitution dispose : « En cas de démission du Premier ministre, le gouvernement reste en place pour expédier les affaires courantes jusqu’à la prise de fonction de son successeur. En cas d’incapacité permanente dûment constatée du Premier ministre ou de son retrait du poste pour raisons personnelles, le président choisit un Premier ministre intérimaire parmi les membres du cabinet ministériel en attendant la formation d’un nouveau gouvernement dans un délai ne dépassant pas 30 jours ».
Le président a-t-il été en droit d’empêcher au Premier ministre Jean Henry CEANT d’expédier les affaires courantes ? La Constitution n’ordonne de le faire dans aucun cas. A-t-il dûment constaté l’incapacité permanente du Premier ministre ou son retrait du poste pour des raisons personnelles ? N’en parlons pas puisqu’on était loin d’arriver à cela, ce n’était pas évident. Le Moniteur, la Presse parlée, écrite et télévisée, les réseaux sociaux, ont-ils fait état dans leurs publications d’une adresse du président à son Premier ministre sur la nécessité de remettre sa démission suite au vote de censure de la Chambre des députés pour les suites de droit ? Aucune ! Le président a-t-il reçu la lettre de démission de son PM avant de procéder à la nomination du Premier ministre par intérim ? Non ! La publication de l’arrêté présidentiel nommant le PM par intérim a précédé la démission du Premier ministre Céant. Drôlement, le président a quand même juré devant Dieu et devant la Nation d’observer fidèlement la Constitution lors de sa prestation de serment.
Qu’en est-il de la nomination d’un Premier ministre ou d’un ancien comptable de deniers publics comme membre du Gouvernement ?
Respectivement, les articles 157 et 172-1 disposent : « Pour être nommé Premier ministre (en 6.), pour être nommé Ministre (en 4.), il faut avoir reçu décharge de sa gestion si on a été comptable des deniers publics ». Malgré cela, le président s’amuse à passer outre de cette disposition constitutionnelle. Prenons en exemple la fraiche nomination de Monsieur Jean Michel Lapin comme Premier ministre. Encore il s’agit bien de la violation flagrante de la Constitution et des Lois de la République. Ceci étant, le Premier ministre nommé est inconstitutionnel puisqu’il n’a ni décharge en tant que Ministre de la Culture et de la Communication, ni décharge en tant que PM par intérim. Maintenant, la question à se poser, serait-il en droit de déposer son dossier au Parlement ? Son dossier ne devrait-il pas être déclaré irrecevable par les honorables sénateurs et députés pour être fidèles à la Constitution comme ils l’avaient juré ? Grande est la surprise ! Les deux chambres ont déjà reçu les pièces de M. Lapin. Peut-être ce dernier dispose d’un double original dans chacune de ses pièces.
Qu’en est-il des valeurs républicaines et morales de la Société haïtienne ? Passons un peu de l’aspect légal et constitutionnel de la question pour regarder le côté de la morale politique haïtienne et de la décence publique. De façon malveillante et consciente, nombreux sont ceux-là qui essaient de dominer l’opinion publique par cette perception erronée et à dessein : « C’est le PM Céant qui a échoué. C’est le PM qui a été renvoyé par la Chambre des députés pour incompétence liée à sa déclaration de politique générale ». C’est faux ! Quelle démagogie ! C’est le gouvernement du Premier ministre, c’est son Cabinet ministériel au regard de l’article 158. Cela sous-entend, son interpellation est synonyme de l’interpellation du gouvernement, sa censure signifie ipso facto la censure du gouvernement. Pourtant, le Ministre de la Culture et de la Communication, subordonné du PM et allié direct de son insuccès, a été censuré pour incompétence dans le cadre de la gestion d’un secteur d’activités, le voici nommé sans délai Premier ministre pour gérer tous les secteurs de la vie nationale. Quelle galère pour la Nation !
Franchement, je suis perdu et je ne comprends pas ! Comment des femmes et des hommes élus/nommés pour appliquer les Lois, pour faire respecter la Constitution peuvent se permettre de ne se soucier aucunement des obligations légales, constitutionnelles et républicaines. Ils trouvent toujours des manœuvres dolosives pour accomplir leurs forfaits contre les intérêts du Peuple haïtien. Par des façons détournées, ils violent toujours les Lois et la Constitution, ce qui ne manque d’affaiblir et de souiller les Institutions républicaines. Sans précédent, ces gens provoquent au sein de l’Etat une crise de valeurs, de confiance, de modèles et de repères. Dans de telles situations, la déduction sage et modeste à faire ne serait autre que : « Haïti est dirigée par des esprits dérangés = Le Pays n’est pas dirigé ». Face à cette crise, Me Samuel Madistin n’a pas gardé son mutisme. Voici ce qu’il a récemment publié sur son compte : « Je ne crois pas avoir vu une génération d’hommes d’Etat aussi dépourvus de probité, incapables de faire preuve de loyauté envers leur pays, peu soucieux des valeurs fondatrices de la nation et irrespectueux du bien public. » Ce n’est pas grave Grand frère, « Leta se chwal papa ».
Mais, les règles juridiques auraient-t-elles un sens et de la force sans la prévision des sanctions ? Non ! Voyons ce que dit la Constitution sur ce sujet. « Le crime de haute trahison consiste […] toute violation de la Constitution par ceux chargés de la faire respecter » (art. 21). Le texte poursuit : « Le crime de haute trahison est puni de la peine de travaux forcés à perpétuité sans commutation de peine » (art. 21-1). Hélas ! Si la Justice élève une Nation, l’impunité la rabaisse à sa plus simple expression, puisque l’impunité est comme de l’engrais permettant aux semences de germer et de grandir avec facilité et rapidité. D’où la montée en puissance de l’insécurité, l’augmentation de la corruption (PetroCaribe…), la multiplication des cas de violation de la Constitution et des Lois de la République, la dégradation du niveau de vie de la Population haïtienne. C’est exactement le sort d’un peuple qui donne le bénéfice du doute à des gens à moralité douteuse, qui confie la gestion de la Res Publica à des femmes et des hommes déloyaux, incompétents, irresponsables, cyniques et démagogues.
En définitive, comment peut-on sauver le Pays de cette catastrophe politique ou comment arrêter la défaite grandissante du Droit ? Quand les fondements sont renversés, il revient aux « Justes » de s’ériger en avant-gardes pour faire briller un peu de lumière sur la République. Quand les dirigeants sont hors-normes, c’est au Peuple souverain de se rappeler qu’en démocratie c’est lui le Patron, le détenteur du pouvoir absolu de révocation et de sanction de ses serviteurs incompétents et infidèles. Mes chers compatriotes, n’attendez pas à un président qui va vite se ressaisir en se rappelant de son impérieuse obligation : observer et faire observer fidèlement la Constitution pour se plier aux termes de l’article 136 : « Le président de la République, Chef de l’Etat, veuille au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions. Il assure le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat ». Ne comptez pas non plus sur une majorité de parlementaires loyaux qui vont dire Halte là à cette violation à répétition de la Constitution et des Lois de la République ! Car à mon avis, la seule raison pour ne pas voter la déclaration de politique générale de ce PM inconstitutionnel (très probablement va renforcer l’inconstitutionnalité avec le retour de certains membres du gouvernement renvoyé) serait le mauvais partage du gâteau.
Pour pallier à cet imbroglio, je fais à appel aux hommes de loi, aux intellectuels, aux citoyens engagés, à la jeunesse montante de mon Pays, afin de stopper ce règne d’inconstitutionnalité et d’illégalité. Je rêve un jour où la Nation offrira à certaines femmes et certains hommes les postes de président, sénateur, ministre, député, secrétaire d’Etat…tandis que ces derniers répondront avec précipitation : « Merci beaucoup ! Je ne porte pas intérêt. Contactez quelqu’un d’autre ». Peuple haïtien, c’est à vous de façonner ce refus sans hésitation et ce désintéressement chez les amateurs, ils ne tomberont pas du ciel.
Soyez un Peuple débout et uni qui surveille, qui dénonce, qui réclame, qui oblige, qui révoque et qui sanctionne ! Soyez la nouvelle classe de femmes et d’hommes que la Nation attend avec impatience pour garantir son bien-être !
Me Léonel Célestin, 19 avril 2019