10 ans après, le décret de juillet 2013 interdisant la production, l’importation, la commercialisation et l’utilisation sous quelque forme que ce soit, des sacs en polyéthylène et des objets en polystyrène expansé (PSE ou PS cristal ou styrofoam), est loin d’être respecté. Des décisions violées même par les autorités à commencer par les divers ministères jusqu’aux employés de la fonction publique, sans oublier les employés des administrations privées.
Des victimes de contrebande
Sous un soleil accablant, le marché Salomon au centre-ville de Port-au-Prince bouillonne au rythme des va-et-vient des portefaix, marchands ambulants qui s’agglutinent pêle-mêle, et des acheteurs pressés de prendre les produits nécessaires pour rentrer chez eux. Les étalages de marchandises sur les trottoirs rendent le passage difficile, car les acheteurs n’en finissent pas de discuter des prix, prenant un air ahurissant quand le produit est exorbitant (tèt neg).
Au cœur de ce marché très fréquenté malgré l’insécurité, les gens font leurs emplettes en se bousculant, pressés de récupérer la viande ou le riz, des produits très appréciés. Ici, les égouts sont obstrués d’objets en styrofoam et de sachets plastiques qui saillissent sous le poids de ses immondices. C’est là que nous avons rencontré Mertyle Audette, marchande de produits en foam, 45 ans et mère de six (6) enfants.
« Je me rends à Belladère ou à Jimani-Malpasse pour me procurer ces produits. Nous les petits commerçants rencontrons des difficultés inimaginables. Pour passer avec les produits, nous devons payer à la douane. Si on a de la chance, nous pouvons passer avec la marchandise. Mais le plus souvent nous sommes fouillées et les contrebandiers nous volent les fournitures au profit de grands commerçants », raconte Mme Audette, le visage empreint d’indignation, assise sur une banquette.
La contrebande constitue une violation du code douanier du 13 juillet 1987. Si on se fie aux témoignages des petits commerçants, la contrebande est plus que florissante dans les zones frontalières. L’article 417 dudit code, modifié par la loi du 22 mars 2012 en son article 61, définit la contrebande comme toute importation ou exportation en dehors des bureaux ainsi que de toute violation des dispositions légales ou réglementaires relatives à la détention et au transport des marchandises à l’intérieur du territoire douanier.
Dans cette contrebande, participent à grande échelle les grands importateurs qui rentrent avec les produits en foam sans aucune inspection douanière — mais aussi les petits commerçants qui enveloppent dans des tissus difficiles à remarquer (de vieux sacs sales) les produits illégaux et les cachent à l’intérieur de caisses de produits libres d’accès. Depuis au moins cinq ans, parvenir à traverser la frontière pour rentrer avec des produits, est loin d’être un fleuve tranquille pour les petits commerçants.
« Nous sommes nombreux à périr sur la frontière. Parfois, nous rentrons les mains vides. Par malchance, il y en a qui sont tués par les gangs armés », se plaint Mme Mertyle. Ces marchands qui risquent leur vie dans la clandestinité sur la frontière haitiano-dominicaine se considèrent comme les premières victimes des autorités corrompues responsables des douanes, de mèche avec les grands importateurs de produits frappés d’interdiction légale.
Les containers de produits en foam des grands importateurs sont escortés par les agents de la Police nationale d’Haïti et des voitures officielles, a révélé le média d’information et d’investigation numérique, Enquet’Action qui a investigué sur la question. Cette information confirme que même l’État qui interdit l’importation et la commercialisation des produits en foam se contredit au point de monopoliser ce commerce pour en faire son beurre.
Ce circuit de contrebande est un fait que reconnaît le Groupe d’Action francophone pour l’environnement (GAFE), une organisation de la société civile. « Le styrofoam alimente des circuits de contrebande extrêmement lucratifs avec des ramifications dans la sphère politique. Les militants ont même appelé la Douane pour dénoncer les actes de contrebande », explique Virginie Pochon, responsable de projet de l’organisation. « Le styrofoam est entré dans le mode de vie des Haïtien-nes. Rien n’est plus invisible que ce qui s’étend au regard de tous », ajoute-t-elle.
Des décisions jetées aux oubliettes
L’arrêté officiel du 9 août 2012, est la première décision prise par le gouvernement Martelly-Lamothe contre la rentrée de ces produits en Haïti. Mine de rien, elle a été totalement ignorée au point de produire un autre le 1er août 2013 qui interdit l’importation, la commercialisation des objets en polystyrène expansé sur le territoire haïtien; arrêté balayé également d’un revers de main. 10 ans après, ce décret est loin d’être respecté. Des décisions violées même par les autorités à commencer par les divers ministères jusqu’aux employés de la fonction publique, sans oublier les employés des administrations privées.
« L’État n’a mis aucune interdiction sur l’entrée de ses produits en Haïti. S’il y en avait, les agents douaniers ne laisseraient pas entrer ces produits sans sourciller. L’interdiction dont vous parlez est plutôt pour les pauvres qui achètent ces produits à la frontière », affirme Mme Mertyle, se retournant vers l’une de ses amies au marché qui confirme ses dires. Tant d’autres personnes interrogées disent ne pas être au courant des décisions administratives qui bannissent les produits en styrofoam en Haïti. C’est le cas de Dominique Jameson, un étudiant en 3e année juridique dans la vingtaine, rencontré dans une camionnette passant par Marché Salomon.
« En tant qu’étudiant en Droit, je n’étais pas au courant des arrêtés et décrets relatifs à l’interdiction des produits en styrofoam en Haïti. Nous les voyons partout, à croire qu’ils sont bel et bien légaux sur le territoire », dit-il. Des arrêtés qui n’arrêtent rien. Au contraire, depuis la mise en vigueur de ces décisions, ces matières plastiques nocives et catastrophiques pour les côtes caribéennes engloutissent le territoire.
… la cause de nos malheurs ?
Les pluies incessantes du 3 et 4 juin 2023 ont causé d’énormes dégâts dans plusieurs villes du pays, notamment à Leôgane où les inondations ont emporté des maisons, laissant au moins une vingtaine de morts. Ces inondations sont la cause des canaux d’irrigation obstrués par les déchets — notamment, des plastiques et des objets en polystyrène. La preuve que ses produits illicites portent préjudice à l’environnement. Un endroit de Port-au-Prince attire notre attention dans le cadre de cet article. Il s’agit de la rivière Bois de chêne — débouchant au bicentenaire près du théâtre national. Elle constitue un véritable dépotoir de déchets en plastique et des tonnes d’alluvions qui s’y amoncellent. Les assiettes et contenants en styrofoam brillent par leur blancheur sous le soleil, tellement elles sont nombreuses.
« Il y a une urgence au niveau de la zone du Bicentenaire non loin des locaux du Théâtre national. Il faut que les gens arrêtent de jeter des ordures dans le bois de chêne déjà rempli de déchets. Quand vient la pluie, les eaux nauséabondes débordent sur tout le Bicentenaire. J’ai été victime une fois. Les eaux ont failli m’emporter », avoue Marie Jean-Baptiste, une femme dans la trentaine, proche de Mertyle, qui s’est mêlée à la conversation pour exprimer ses frustrations. « L’État doit curer cette ravine qui surplombe la ville de fatras de toutes sortes ».
Comme l’a si bien dit Marie, il y a urgence, et cette urgence serait d’empêcher l’excroissance des plastiques qui comblent tous les égouts et polluent tous les coins de rue de la capitale haïtienne.
Sur cette même lancée, l’ingénieur Jean Donald Paraison, ex-directeur général du Service métropolitain de Collecte de Résidus solides (SMCRS) entre septembre 2011 et décembre 2013, et entre avril 2014 et janvier 2015 explique que: « les assiettes en elles-mêmes ne sont pas problématiques, parce qu’elles sont bien utilisées par d’autres pays. Le problème, c’est la gestion qui est faite après l’avoir utilisée. Mais aussi, le fait de faire de la rue et des ravins leurs premières destinations, qui pourtant devraient être dans une benne à ordures, sans oublier une entité qui vient les collecter ».
C’est en effet ce que Marie nous a expliqué: « Ce qui me dérange le plus, c’est que d’autres pays les utilisent plus que nous. Nous avons un problème d’un point de vue organisationnel. Ces produits pourraient être recyclés. Les bouteilles plastiques de tampico, les sachets d’eau sont utilisés pour faire des sacs et pots de fleurs. Pourquoi, on n’utilise pas les produits en foam ? », questionne-t-elle.
Par ailleurs, les objets en polystyrène brûlés peuvent nuire à notre santé en inhalant cette fumée nocive. Le Docteur Kerry Norbrun, résident en service social, 28 ans, explique que les Haïtiens ont tendance à brûler les styromousses alors que cette pratique est très mauvaise, car ils libèrent le styrène contenu dans ses produits qui est un véritable poison pour la santé. « Quand nous consommons de la nourriture encore chaude dans des contenants en polystyrène, nous nous exposons au cancer », raconte le médecin, en précisant que le polystyrène est une source de maladies comme le cancer, la leucémie et le Parkinson.
La société civile dit « Pa gen kanpe » !
Le Groupe d’Action francophone pour l’Environnement (GAFE) qui organise depuis plusieurs années des campagnes de mobilisation contre les styromousses appelle toutes les couches sociales à se soulever contre ses produits nocifs. « Chaque 10 juillet, les militants.es climat du mouvement national citoyen pour le climat Alternatiba Haïti, manifestent à l’occasion de la journée nationale de mobilisation contre le styrofoam. Par exemple, le 10 juillet 2022, les militant-es se sont retrouvé-es devant la Douane à Belladère pour déposer une lettre officielle », soutient la responsable de projets du GAFE.
En effet, le 7 juillet 2022, s’est tenu à Belladère la 5e activité mettant en valeur des initiatives environnementales innovantes à l’adresse des citoyens, des décideurs politiques, des organisations internationales et des membres de la société civile. En accord avec Alternatiba, un mouvement citoyen pour le climat, l’environnement et la justice sociale, ils ont discuté de l’engagement de l’État haïtien et dominicain sur la protection et la sauvegarde de l’île.
Les militants se disent indignés de voir que malgré les initiatives prises et les décisions administratives adoptées, le commerce et l’utilisation des produits non-biodégradables, comme le styrofoam et autres plastiques de tous genres, entrent sans arrêt sur le territoire. En l’occurrence, une lettre ouverte a été publiée dans la presse le 26 avril 2018 pour le bannissement total et définitif des contenants alimentaires à usage unique sur le territoire.
Le GAFE a rencontré Jovenel Moïse le 3 octobre 2018, sur les dangers néfastes du styrofoam. Le 5 juin 2019, les militants.es climat ont appelé la douane pour dénoncer les actes de contrebande. Par la suite, en 2020, des lettres ont été envoyées aux ministères concernés par l’application du décret de juillet 2013. Aucune de ces tentatives n’a abouti, les agents du ministère de l’Environnement ne se soucient guère de la situation catastrophique. Malgré tout, ces militants ne s’avouent pas vaincus.
« On pourra dire que le plaidoyer a abouti quand on ne verra plus de styrofoam en Haïti. Ce qui n’est pas le cas malheureusement. Néanmoins, petit à petit, les pratiques des citoyen-nes et de certaines organisations de la société civile changent et ils sont de plus en plus nombreux à ne plus utiliser ces ustensiles et à adopter une charte environnement », avance le GAFE, confiant de l’aboutissement de ce mouvement.
Malgré l’instabilité chronique, le Groupe d’Action francophone pour l’environnement accompagne plusieurs organisations dans le cadre de programmes spécifiques pour interdire le styrofoam et des jeunes de six communes. Les 17 et 18 novembre prochains, le GAFE organisera un colloque régional sur le sujet avec des acteurs caribéens.
Impacts sur les écosystèmes marins et le littoral
Le 10 juillet 2020, David Tilus, directeur exécutif du GAFE a invité le réalisateur et producteur haïtien Arnold Antonin à intervenir sur le sujet. Ce dernier est le réalisateur du film « Ainsi parla la mer », traitant des richesses et comportements des Haïtiens vis-à-vis de la mer. Il est intervenu en vidéoconférence sur les impacts néfastes du styrofoam sur les écosystèmes marins et le littoral. « Tout le périmètre côtier d’Haïti est une immense benne à ordures, plein de déchets plastiques, de styrofoam et de sachets d’eau qui sont des milliers. Je me demande pourquoi l’État n’interdit pas leurs entrées. Un dépotoir d’immondices sur tout le littoral qui a un effet direct sur la mer », dit-il.
Les déchets en plastique détruisent les coraux en les empêchant de respirer. Ils tuent les tortues qui ingèrent les plastiques en pensant que ce sont des méduses. Même les animaux herbivores que nous consommons comme le bœuf, les cabris, dans l’impossibilité de trouver de l’herbe, mangent les plastiques et meurent. Dans les 5 à 10 prochaines années, il se peut qu’il y ait plus de plastiques que de poissons dans les mers dans le monde entier, explique Arnold Antonin qui a réalisé une enquête sur les côtes haïtiennes pour son documentaire.
À croire qu’on est en train de plastifier la planète. Plus loin, le cinéaste affirme que les îles adjacentes d’Haïti comme l’île à vache, la Gonâve sont de nos jours très peuplées. Ces gens peuvent être victimes à n’importe quel moment. Haïti est l’un des pays les plus ciblés par les cyclones. Les coraux détruits par les plastiques ne peuvent plus retenir les intempéries. Ces zones sont donc sous la menace d’inondations et de catastrophes naturelles.
Pour ce qu’il y est de la consommation des poissons, les déchets plastiques étant composés de produits chimiques nocifs pour la santé, les poissons qui avalent ces matières en polystyrène entre autres, deviennent des poisons pour notre organisme selon les spécialistes. “Nous sommes nombreux à être sujets au cancer. Donc, les styrofoams et les matières plastiques sont les pires ennemis de l’homme et de l’environnement“, insiste Arnold Antonin.
Quoi faire et qui fera?
Parlant de la nocivité, ils sont nombreux à se plaindre des dangers qu’ils représentent pour l’environnement. C’est d’ailleurs ce que souligne Tanie Gué, une commerçante embonpoint dans la cinquantaine qui tient une boutique dans le quartier de Nerette. Elle était en train de faire des provisions lorsqu’on l’a rencontrée. « L’État devrait débarrasser les rues de ces produits en foam ou installer des poubelles pour que les gens qui en ont consommé puissent jeter les assiettes », pense-t-elle, faisant la moue en dévisageant les coins de rues remplies de déchets tout en précisant qu’elle refuse de s’impliquer dans ce commerce.
La commerçante exige également la présence des agents de l’environnement pour débarrasser les rues de ces piles d’immondices. « Ces produits en foam doivent être remplacés par des contenants en verre ou papier ciment comme c’était le cas sur le régime des Duvalier », souligne-t-elle, indignée. À ses dires viennent s’ajouter ceux de Mertyle Audette, la marchande rencontrée au Marché Salomon. « Je vends les objets en foam, mais je suis consciente qu’ils rendent les rues de Port-au-Prince plus sales, car les gens après avoir consommé, jettent les “bwat blan” dans la rue. Nous sommes les premières victimes, car les torrents d’eau aux moindres pluies transportent ses objets à l’intérieur de chez nous. Ils sont la cause d’inondations », se plaint Mme Mertyle, en se levant pour aller vendre un client.
Un rapport titré “Analyse de la programmation annuelle 2013-2014 du ministère de l’Environnement et des crédits budgétaires associés : Constats et recommandations, daté de septembre 2013“, rédigé par Joseph Ronald Toussaint, à titre de Conseiller spécial en Environnement de l’ex-Premier ministre Laurent Lamothe, recommande ceci : « La poursuite des opérations de réduction à la source avec l’établissement de points fixes des agents du Corps de surveillance environnementale au niveau de la frontière haïtiano-dominicaine », mais aussi « la continuation des opérations de saisies et de destruction des emballages aux frais des commerçants de la grande distribution (supermarchés) importateurs ou entreprise détentrice ».
Ce document a été expressément rédigé surtout pour encourager les artisans, les opérateurs économiques et la société civile d’investir dans les bioplastiques, les nouveaux matériaux plastiques issus de ressources renouvelables (résines plastiques à base de végétaux comme la bagasse de canne à sucre et d’autres résines à partir des algues et développer des activités artisanales de fabrication de matériaux d’emballage). Malheureusement, de 2012 à nos jours, aucune de ces recommandations n’a été prise en compte.
Sur cette même lancée, une recommandation a été faite par une étudiante en 2e année à l’Institut National d’Administration de Gestion et des Hautes Études Internationales (Inaghei). Âgée de 23 ans, elle est assise près d’un autre étudiant, dans un bus de transport en commun en direction du marché. « Il faudrait selon moi inciter la population à collecter les ustensiles en styrofoam en leur promettant une récompense », affirme-t-elle. Il est à rappeler qu’autrefois, des gens ramassaient à tous les coins de rue des bouteilles de boissons gazeuses en plastique pour les collecter afin de les apporter à une institution chargée de les recevoir, pour gagner des primes.
Le soleil se couche, les commerçants du marché Salomon plient rapidement leurs effets pour rentrer chez eux. Ne voulant pas être victime de l’insécurité qui sévit dans le pays, Mertyle Audette ramasse les marchandises en styrofoam pour aller les déposer en lieu sûr. Selon elle, si les dirigeants de ce pays prennent au sérieux les conditions de vie des plus pauvres, ils trouveront un moyen pour nettoyer le pays de toutes ces ordures. « Mais ils s’intéressent à l’argent. Ils ont de gros intérêts économiques à défendre dans cette affaire de plastique. Ils n’ont rien à faire de nous. Même si je vends ces produits et qu’ils rapportent beaucoup, je suis pour son bannissement du moment que l’État prend ses responsabilités ».
Julia Jolibois
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