Introduction
La pandémie de la COVID-19 bouleverse le monde. L’économie internationale n’arrête pas de chuter. Les échanges commerciaux connaissent une fatidique descente aux enfers, et sans parler du tourisme international qui est pratiquement annihilé. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) annonce que « les arrivées de touristes internationaux pourraient chuter dans des proportions comprises entre 60 % et 80 %. Ce sont de 100 à 120 millions d’emplois qui sont menacés et il pourrait y avoir une perte de 910 à 1 200 milliards d’USD au niveau des exportations ».
Le tourisme haïtien, amplement miné par de multiples évènements sociopolitiques, est anéanti par la pandémie. Cette crise a mis à genoux toute l’industrie touristique haïtienne, et notamment son secteur hôtelier. Les premières conséquences sont désastreuses. Fritz Duroseau avance que « le taux d’occupation des hôtels durant la série des « peyi lòk » a baissé pour demeurer à moins de 10% à travers le pays » ; cependant, la COVID-19 a totalement démantelé un secteur hôtelier déjà fragile. Les mesures d’urgence annoncées par les instances étatiques peuvent-elles réellement aider le secteur dans une dynamique de survie et de relance post COVID-19 ? Ne faut-il pas envisager des mesures de courage pour sortir ce secteur dit « prioritaire » de sa complexe léthargie ?
II.- L’état du secteur hôtelier haïtien avant la Covid-19
A l’aube même de la pandémie de Covid-19, le tourisme haïtien était déjà confronté à des obstacles naturels, politiques et socio-économiques. Tout d’abord, « le séisme du 12 janvier 2010 avait détruit 52% de la capacité d’hébergement du secteur, uniquement dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince ». Les conséquences étaient donc catastrophiques. Ensuite, entre 2011 et 2015, grâce à un regain de confiance dans la destination, le secteur a bénéficié d’un volume d’investissements important dans toute la chaine de valeur touristique. Pour Enomy Germain, « on peut considérer 2012 comme la véritable année de relance des activités touristiques dans le pays ». Plus loin, « un nombre record de 515 804 touristes de séjour a visité Haïti en 2015 ». Enfin, c’était donc une période très florissante du tourisme haïtien, « le taux d’occupation des hôtels oscillait entre 60 et 65% », mais cette tendance s’est estompée en 2016.
Entre 2016 et 2019, le secteur a connu un ralentissement engendré surtout par l’instabilité politique et l’insécurité chroniques. En plus du cyclone Matthew qui a dévasté la Grand-Anse et la côte sud du pays, des problèmes sociopolitiques s’y sont greffés. Des bandes armées ont pris en otage le bicentenaire, Martissant et les routes nationales No1 et No2. Cette situation freine les mouvements des touristes vers les différentes régions. Les nombreux phénomènes de « peyi lòk » à répétition initiés les 6, 7 et 8 juillet 2018 ont pratiquement entravé tous les efforts de survie du secteur hôtelier haïtien. « Le taux d’occupation des hôtels est passé d’une borne maximale de 65% à une borne minimale de 5%, de 2016 à 2019 ». Cette situation engendre de sérieuses conséquences pour tous les acteurs du secteur, et l’entraine donc sur une corde sensible qui risque de se casser à tout moment.
III.- Les conséquences de la COVID-19 sur le secteur hôtelier haïtien
L’annonce des premiers cas de COVID-19 en Haïti, entérinée par l’arrêté présidentiel du 19 mars 2020, a sonné le glas des activités du tourisme haïtien, et en particulier, son secteur hôtelier. Cette situation a provoqué l’arrêt définitif de toutes les activités du secteur. Pour le ministre de l’Économie et des Finances, Michel Patrick Boisvert, « les flux de touristes qui étaient de 18,000 par mois en moyenne sur le deuxième semestre en 2018-2019 risquent de tomber à quasi-zéro pour le reste de l’exercice 2019-2020 ». Ce qui entraine comme conséquences directes : la mise à l’écart de la destination Haïti, l’annulation de la majorité des vols internationaux, l’annulation en cascade de réservation de chambres d’hôtels, la fermeture d’entreprises hôtelières, la rupture des chaines d’approvisionnements, le chômage, entre autres. Les déplacements sont donc réduits aux urgences et aux besoins pour des nécessités domestiques.
Toutes les branches du secteur touristique haïtien connaissent ainsi une baisse significative, et tous les indicateurs dudit secteur sont au rouge. Selon une enquête conduite par l’Association touristique d’Haïti (ATH), auprès de cinquante-huit (58) entreprises affiliées, 56% des entreprises sondées sont dans l’impossibilité d’honorer leurs dettes envers leurs fournisseurs de biens et services ; 36.6% ne peuvent pas faire face à leurs créances bancaires ; 32.3% ont dû procéder à l’arrêt automatique de leurs opérations. En résumé, cette crise sanitaire de la COVID-19 fragilise davantage le secteur hôtelier qui ne participe plus aux défis de création d’emplois, de génération de devises et d’attraction d’investissements.
IV.- Quelques mesures favorables à la survie et à la relance du secteur hôtelier haïtien post COVID-19
Le secteur hôtelier haïtien, fortement touché et ébranlé par des crises socio-politiques, et spécifiquement par la pandémie de COVID-19, doit pouvoir bénéficier de certaines mesures favorables à sa survie et sa relance :
A.- Quelques mesures de survie1) Faire du secteur touristique et hôtelier haïtien une réelle priorité
Le tourisme doit constituer une réelle priorité dans les déclarations de politiques de nos dirigeants. Ce caractère prioritaire doit être reflété dans les budgets (allocation de 0.2 % du budget national 2019-2020 au secteur touristique haïtien), dans les différents plans, programmes et projets de la République. Le secteur hôtelier qui génère de nombreux effets d’entrainement doit être placé au rang des priorités dans un contexte post Covid-19.2) Élaborer un protocole sanitaire
La crise est avant tout sanitaire ; en ce sens, il faut élaborer un « protocole sanitaire » dans le secteur et entre les différents acteurs tels MSPP, MDT, et tous les opérateurs hôteliers pour planifier la reprise des activités. Des mesures telles la politique de « zéro tolérance » en matière d’hygiène, la distanciation physique (de table), le contrôle de température à l’entrée, les différentes applications de menus, la favorisation du paiement par carte, etc.
3) Accorder un moratoire de six (6) mois sur les prêts octroyés
Les mesures proposées dans la circulaire 115 de la BRH paraissent limitées. En effet, la BRH doit accorder un moratoire additionnel de six (6) mois sur tous les prêts octroyés aux acteurs du secteur touristique et hôtelier, à compter du 1er juillet au 31 décembre 2020. Les activités du secteur hôtelier et touristique sont complètement à l’arrêt, donc aucun revenu n’est dégagé. Ce qui signifie que l’opérateur touristique est dans l’incapacité d’honorer la totalité de ses engagements en pleine crise de COVID-19.
4) Restructurer les prêts sur une période de deux (2) à trois (3) ans
Dans l’hypothèse d’une reprise totale des activités en 2021 et de la relance du secteur en 2022, la BRH doit encourager une restructuration des prêts sur une période de deux (2) à trois (3) ans. Cette mesure pourra aider à réduire la pression sur la trésorerie des entreprises hôtelières et touristiques. Il est donc important d’anticiper que la situation financière des différents opérateurs touristiques va continuer à se détériorer, car certaines incertitudes politiques pourraient encore hypothéquer l’année 2021.
5) Reporter au prochain exercice fiscal le paiement d’impôts sur le revenu
Le MEF (DGI) doit envisager de reporter au prochain exercice 2020-2021 le paiement d’impôts sur le revenu pour les entreprises touristiques et hôtelières. Les entreprises hôtelières sont fermées, et de fait, ne génèrent pas de revenus en raison de la COVID-19 et des évènements politiques antérieurs. Ainsi, pour protéger les entreprises, il est conseillé d’adopter de réelles mesures de courage en faveur du secteur. 6) Organiser la formation du personnel et la sensibilisation au tourisme
La pandémie de COVID-19 offre l’occasion au secteur hôtelier de pouvoir former et réorganiser son personnel. Ce faisant, le secteur sera en meilleure position pour répondre et satisfaire au mieux les besoins des futurs visiteurs. Donc, il faut profiter de la crise pour former son personnel et même passer au numérique. Parallèlement, il faut sensibiliser la population sur les opportunités offertes par le secteur, sur la protection du patrimoine culturel, historique et des ressources naturelles, etc. Ceci bénéficiera à la population qui saura comment mieux vendre une image plus positive d’Haïti.7) Développer un plan marketing du secteur et de l’évènementiel local
Le développement coordonné du secteur repose également sur un plan marketing réaliste et répondant aux réels défis de diversification des marchés, des produits et des services. Il est urgent de créer un fonds spécifique au développement de l’évènementiel dans le pays. Ce fonds facilitera l’organisation de plus en plus d’événements locaux, à savoir des foires, des salons du tourisme, des conventions, des séminaires, etc.
B.- Quelques mesures de relance1) Rétablir la confiance des acteurs et protéger les consommateurs
Le rétablissement de la confiance des acteurs et la protection des consommateurs pour pouvoir se déplacer en toute quiétude demeurent une condition sine qua non pour la relance du secteur dans de meilleures dispositions. L’État haïtien doit prendre en main la situation de sécurité sur les routes nationales et dans les différents coins stratégiques pour le secteur et le pays. 2) Créer un fonds d’appui à la relance du secteur hôtelier
Dans la perspective de relancer le secteur hôtelier, l’État doit envoyer un signal non équivoque en créant un fonds d’appui au secteur touristique avec un point d’encrage sur le secteur hôtelier en coma. Ce fonds d’appui pourra être dédié à la relance du secteur tout en finançant des projets novateurs concourant au rajeunissement de l’offre touristique d’Haïti.3) Promouvoir un tourisme de proximité à forte valeur ajoutée locale
La relance du secteur se circonscrira d’abord au niveau local, ensuite régional, et puis international. Il est clair que, dans un premier temps, il faut mettre l’accent sur un tourisme de proximité. Il est important d’encourager le touriste local à se rendre dans les régions touristiques haïtiennes afin de booster le secteur et faire profiter des retombées aux principaux acteurs.4) Inciter les visiteurs à se déplacer localement
Faire sortir les visiteurs d’un lieu vers un autre doit se réaliser autour d’un plan stratégique de développement du tourisme local. A cela, il faut prioriser des approches liées aux déplacements de groupes (écoliers, étudiants, universitaires, fonctionnaires de l’État, employés du secteur privé, expatriés, etc.). De plus, une stratégie d’attraction de la diaspora haïtienne vers Haïti doit aussi être envisagée au cours des deux prochaines années. 5) Modifier les prix des packages (forfaits)
Le secteur touristique et hôtelier doit aussi participer à cette dynamique de reprise en offrant un service de qualité à des prix compétitifs. Donc, l’offre de produits et services touristiques doit, dans un premier, maintenir le même niveau de qualité pour un prix plus bas et plus abordable pour les consommateurs.6) Prioriser la consommation des produits locaux
Dans une perspective de relance du secteur, la priorisation de la consommation de produits locaux dans les hôtels et restaurants peut générer des effets intéressants sur les autres secteurs de l’économie, et particulièrement sur les fournisseurs locaux : aliments, boissons, artisanats, meubles, etc. 7) Revoir les taxes et les redevances appliquées au secteur
Dans la perspective d’atténuer l’impact de la crise sur le secteur, l’État haïtien doit envisager la révision de certaines taxes et redevances appliquées au secteur et qui auraient une quelconque incidence sur les consommateurs, les produits et services touristiques. Par exemple, les redevances sur les billets d’avion, le calcul de la TCA sur les chambres par rapport au taux d’occupation réel des hôtels, entre autres, doivent être réévalués.
Conclusion
En somme, la crise sanitaire de la COVID-19 qui paralyse le tourisme international, a complètement ravagé le tourisme haïtien, déjà fragilisé par de nombreux chocs internes tels l’instabilité, l’insécurité et la série des « peyi lòk ». Cette pandémie affecte durement le secteur hôtelier haïtien qui requiert d’importantes mesures urgentes et courageuses pour sortir de sa léthargie. La survie et la relance durable du secteur réclament l’élaboration d’un protocole sanitaire, l’adoption d’un moratoire additionnel de six (6) mois sur les prêts octroyés, le rétablissement de la confiance des acteurs et la protection des consommateurs, la création d’un fonds d’appui à la relance du secteur hôtelier, la promotion d’un tourisme de proximité à forte valeur ajoutée locale, entre autres. Ces mesures parmi tant d’autres sont susceptibles de générer de divers effets positifs escomptés. Et l’État haïtien a intérêt à soutenir l’emploi et aider le secteur touristique et hôtelier à sortir rapidement de la crise, de manière coordonnée et efficace, au bénéfice des acteurs, de la population et de l’économie haïtienne.
Ann-Corhine Sadora SANON,
Email : anniesadorasanon@gmail.com
Carlyle BITERE,
Email : carlylebitere0507@gmail.com
Jéline TOUSSAINT,
Étudiants en Gestion touristique à l’UniQ.
Références
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BOISVERT, Michel Patrick. M.P. Boivert: entre un présent plein de défis et un avenir meilleur à forger. In Le Nouvelliste. 29 avril 2020. https://lenouvelliste.com/article/215557/mp-boivert-entre-un-present-plein-de-defis-et-un-avenir-meilleur-a-forger. Consulté le 17 juin 2020.
CHAUVET Pierre (Bobby). Impacts de COVID-19 sur le secteur touristique et les Petites et moyennes entreprises (PME) en Haïti. “Après le COVID-19: Rêve ou Cauchemar ?”. 28 Avril 2020. https://4bk.a22.myftpupload.com/wp-content/uploads/2020/04/APRES_HAITISIF2020.pdf. Consulté le 17 juin 2020.
DUROSEAU, Fritz. Présentation de l’enquête sur les impacts des Peyi Lòk et le Coronavirus. 10ème édition du Sommet International de la Finance, 28 au 30 avril 2020. < https://www.youtube.com/watch?v=AgIQ_AMtPWs>. Consulté le 17 juin 2020.
GERMAIN, Enomy. Pourquoi Haïti peut réussir : Un essai d’économie politique. C3 Éditions, Port-au-Prince, Haïti, Juillet 2019, 217 p.
Ministère du Tourisme. Bulletin Trimestriel de Statistiques Touristiques (BUST), Haïti, Vol 2, No.1, Décembre 2010, 47 p.
Ministère du Tourisme. Arrivées mensuelles des touristes de séjour (2009 – 2019), Haïti, Avril 2020.
OMT. L’OMT lance un appel à l’action pour atténuer l’impact de la COVID-19 et favoriser le redressement du tourisme. 1er avril 2020. https://www.unwto.org/fr/news/unwto-launches-a-call-for-action-for-tourisms-covid-19-mitigation-and-recovery. Consulté le 17 juin 2020.
OMT. Selon l’OMT, le nombre de touristes internationaux pourrait chuter de 60 à 80% en 2020. 7 Mai 2020 ; https://www.unwto.org/fr/news/covid-19-le-nombre-de-touristes-internationaux-pourrait-chuter-de-60-a-80-en-2020. Consulté le 17 juin 2020.