Mag Haiti publie une interview réalisée avec l’économiste Ronald Jocelyn le 5 janvier 2021, sur la situation économique inquiétante du pays en rapport à l’exercice fiscal 2019-2020.
Après les nombreuses crises socio politiques qu’a connues le pays et qui ont eu des conséquences désastreuses sur son économie déjà bancale, compte tenu de multiples décisions prises par le gouvernement Haïtien pour apprécier la gourde, cette analyse s’impose afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants des ressources du pays.
Mag Haïti – Bonjour Monsieur Ronald Jocelyn.
Ronald Jocelyn – Bonjour.
Mag Haïti – Vous êtes économiste, diplômé de l’Université d’État d’Haïti et de l’Université de Montréal, vous avez été récompensé en 2017 dans le cadre du programme de Bourse de la Banque mondiale, vous dispensez actuellement des cours d’économie en Haïti.
Quelle expression pouvez-vous utiliser pour présenter l’exercice fiscal 2020 ?
Ronald Jocelyn – L’exercice fiscal 2020 a été un fiasco sur le plan économique cependant on peut évoquer de maintes circonstances atténuantes pour justifier ce bilan économique désastreux.
Mag Haïti – Pouvez-vous dresser le panorama de ce désastre pour reprendre vos propres mots ?
Ronald Jocelyn – Les données des secteurs réel et externe de l’économie ne sont pas encore publiées par les organismes officiels, cependant si on fait foi aux prévisions du Fonds Monétaire international publiées dans les perspectives de l’économie mondiale (une publication du FMI) sur le site web du FMI, on devrait s’attendre à un taux de croissance de -4.0% en 2020 contre -1.2% en 2019. L’inflation en glissement annuel selon les prévisions cette même institution devrait se situer autour de 25.0% contre 19.7% enregistré en 2019. De surcroît, le déficit du compte courant de la balance des paiements devrait avoisiner les 2.5 points de PIB en 2020 contre 1.4 un an auparavant.
Ces chiffres reflètent la situation d’une économie complètement bancale. Cependant, on ne peut pas analyser la situation économique d’un pays, qui pis est, une petite économie ouverte sans considérer le contexte dans lequel se sont conduites les politiques monétaire et fiscale, joint au contexte international peu attrayant qui a caractérisé l’exercice.
Rappelons qu’en 2020, la situation sociopolitique a été caractérisée dès le début de l’exercice par des manifestations violentes dites « peyi lòk » qui ont encouragé la fermeture des établissements scolaires et de nombreuses entreprises. En outre, dès la fin du deuxième trimestre de l’exercice, soit 19 mars 2020, Haïti a enregistré officiellement ses premiers cas de personnes atteintes de COVID-19, une épidémie qui était déjà au stade de pandémie selon l’OMS. Ajouté à tout cela, vers la fin de l’exercice 2020 jusqu’au début de l’exercice 2021, la recrudescence des actes de kidnapping peut nous en dire long sur le fait que le climat haïtien ne soit pas propice à l’investissement.
En outre, selon les données publiées sur le site web du MEF dans le tableau des opérations financières de l’État (TOFE), du côté du secteur fiscal, les recettes totales perçues (internes, douanières et autres) se sont estimées à 87 milliards de Gourdes, en hausse de 14%. Cependant, ces recettes se sont confrontées à des dépenses de 123.33 milliards de Gourde, dont 108.57 milliards de Gourdes de dépenses courantes. Ainsi donc, le solde global (base caisse) s’est fixé à -41.96 milliards de Gourdes, justifiant donc le financement de la Banque centrale de l’ordre de 42.89 milliards de Gourdes mais ce niveau de financement est compatible avec le programme conclu entre les autorités économiques d’Haïti.
Mag Haïti – Il y a eu quand même des points positifs sur le plan économique si l’on considère l’appréciation de la Gourde pendant l’exercice. Qu’est-ce qui était à la base de cette remontée spectaculaire de la Gourde ?
Ronald Jocelyn – Le taux de change est passé de 93.3162 Gourdes pour 1 dollar à 65.9193 de septembre 2019 à septembre 2020. Ceci correspond donc à une appréciation de 29% pendant l’exercice. Cependant, il convient de rappeler que le taux de change avait déjà franchi la barre des 120 Gourdes depuis le 12 août 2020 pour se fixer à 121.2562 Gourdes pour 1 dollar. L‘appréciation de la monnaie nationale observée en fin d’exercice peut s’expliquer par de nombreux facteurs. On peut, entre autres, citer : la sanction inédite de plus de 860 millions de Gourdes infligées à deux (2) banques commerciales, les effets d’annonce (c’est-à-dire le fait par la Banque centrale de calmer les esprits en annonçant qu’elle dispose 120 millions de dollars américains qui peuvent utiliser au moment opportun pour stabiliser le marché), les efforts conjugués de la BRH et de plusieurs autres ministères, notamment le MCI qui a fait un plaidoyer pour l’affichage des prix en Gourde dans les entreprises.
Toutefois, je n’ai pas entendu parler du revers de la médaille dans la presse notamment le changement de l’ossature du marché des changes. On peut constater que le taux de change souvent affiché sur les sites web des banques n’est pas celui qui est effectivement appliqué : une pratique inédite.
Mag Haïti – En parlant des banques commerciales haïtiennes, que pouvez-vous nous dire de leur situation et performance financières en 2020 ?
Ronald Jocelyn – Au 30 septembre 2020, l’actif du secteur bancaire est estimé à 374.8 milliards de Gourdes, en baisse de 6.7% comparé aux données de septembre 2019. Par ailleurs, le secteur bancaire a enregistré un profit de 4.4 milliards de Gourdes pour la période allant du 1er octobre 2019 au 30 septembre 2020. Cependant, il faut signaler que ce niveau de profit traduit une baisse de 35% si on le compare avec le niveau de profitabilité de l’exercice passé (2018-2019). La rentabilité du secteur bancaire se porte relativement bien, le secteur a rapporté en moyenne, pendant l’exercice 2020, 12.98 Gourdes et 1.15 Gourde sur chaque 100 Gourdes investies respectivement par les actionnaires et par l’ensemble des bailleurs de fonds. Bien entendu, ces performances sont en deçà de celles enregistrées durant l’exercice 2018-2019 mais on ne devrait pas se plaindre si on considère les circonstances atténuantes qu’on a mentionnées antérieurement (« peyi lòk », COVID-19, etc.).
Quant à la qualité de l’actif, hormis les banques publiques, le taux d’improductifs était sous contrôle. Il était inférieur à 2.5% pour toutes les banques à capitaux privés. En moyenne, sur chaque 100 Gourdes de prêts octroyés dans le secteur bancaire, on pouvait constater qu’au 30 septembre 2020 que seules 5 Gourdes et 5 centimes laissaient planer des doutes alors que ce chiffre était de 6.54 Gourdes en 2019.
En matière de suffisance des fonds propres, hormis une banque publique, toutes les autres banques ont respecté au moins un critère de suffisance de fonds propres. Au 30 septembre 2020, les avoirs des actionnaires du secteur bancaire en pourcentage de l’actif étaient de 9.28% contre 8.40% un an auparavant, un montant supérieur au minimum de 5% requis par les autorités bancaires.
En ce qui a trait aux liquidités, elles étaient adéquates au 30 septembre 2020 car rapportées aux dépôts à vue, elles représentaient un multiple de 1.24 cela signifie que même si les dépôts à vue étaient de 24% plus élevés au 30 septembre 2020, les disponibilités du système à cette date seraient aptes à les rembourser.
Mag Haïti – Comment pouvez-vous expliquer le repli de l’actif du secteur bancaire en dépit de l’enregistrement d’un profit pendant l’exercice ?
Ronald Jocelyn – Cela traduit tout simplement l’effet « taux de change », l’actif du secteur bancaire comprend deux (2) composantes : actifs libellés en Gourde (en hausse de 18%) et actifs libellés en Dollar (en hausse de 8%). Cependant, étant donné que la monnaie nationale s’est fortement appréciée (baisse de 29% du taux de change) pendant l’exercice 2020, les actif en dollar convertis en Gourde ont chuté de 24%. Ce qui a in fine provoqué une baisse de 6.7% de l’ensemble des actif (Gourde et devises combinées).
Mag Haïti – Merci professeur Jocelyn de vos éclaircissements. Si Mag Haïti devrait résumer vos propos. Est-ce qu’on peut dire que :
- Les données économiques disponibles et les prévisions des comptes nationaux dessinent un bilan économique désastreux. Et que cela ne saurait être autrement compte tenu des chocs enregistrés pendant l’exercice ;
- Le repli de 6.7% de l’actif du secteur bancaire traduit tout simplement l’effet de l’appréciation de la monnaie nationale mais le secteur bancaire dans son ensemble est en bonne santé apparente avec des actifs de meilleure qualité, un renforcement de la suffisance des fonds propres, un secteur bancaire rentable mais en deçà de la performance de l’année dernière.
Ronald Jocelyn – C’est à moi de vous remercier et j’en profite pour saluer vos lecteurs. Je valide votre résumé.
Mag Haïti – Juste avant de partir, qu’est-ce qui doit être fait pour passer de ce bilan économique désastreux à une meilleure situation économique ?
Ronald Jocelyn – Tout renversement d’une situation économique précaire à une situation meilleure devrait nécessaire passer par le dépassement de soi des hommes politiques. Tant du côté de ceux qui sont au pouvoir que du côté de ceux qui aspirent à prendre le pouvoir. Sinon, les meilleurs plans de développement stratégiques finiront en eau de boudin et le lendemain meilleur dont nous avons tant rêvé ne sera pas pour demain.
Mag Haïti – À la prochaine Professeur, nous vous remercions encore une fois.
Ronald Jocelyn – Je vous remercie aussi.
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