Alors que le 19 mars 2020 les autorités haïtiennes ont annoncé la détection des premiers cas de COVID-19 sur le territoire haïtien, ce virus était déjà au stade de pandémie selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).
Au terme de cette annonce, des mesures ont été prises par les autorités haïtiennes en vue de freiner la propagation de ce fléau qui a déjà mis à genou les meilleurs systèmes hospitaliers de la planète, si bien que la presse internationale annonçait déjà un combat entre David et Goliath (système hospitalier haïtien vs COVID-19).
Sur ces entrefaites, tout en évitant un confinement généralisé en raison des faiblesses technologiques et l’ampleur du secteur informel dans l’économie haïtienne, les autorités haïtiennes armées de courage ont répliqué un ensemble de mesures adoptées dans d’autres pays dont l’installation de postes de lavage des mains à l’entrée de toutes les entreprises et de certaines maisons privées ; la distanciation sociale et rotation du personnel dans les bureaux tant du secteur public que du secteur privé des affaires ; le port du masque sans oublier des mesures additionnelles prises par les banques. Parmi ces dernières, on peut citer : diminution drastique du temps imparti à l’offre du service bancaire passant de 8:30–16:00 à 9:00–12:00 ou 9 :00-14 :00 (en semaine) et la fermeture complète en week-end pour motif de nettoyage. Il convient de noter que cette coupure des heures de service a été appliquée jusqu’au samedi 1er août 2020.
Pourtant en pleine crise sanitaire, le 3e trimestre 2020 (1e avril 2020 – 30 juin 2020) comparé au 2e trimestre 2020 (1er janvier 2020 – 30 mars 2020) a été un succès sur le plan financier pour les banques commerciales haïtiennes si on fait foi aux indicateurs financiers publiés sur le site de la Banque de la République d’Haïti (BRH). Alors on se demanderait, pourquoi en dépit de la fermeture de nombreuses entreprises et la réduction de l’horaire de fonctionnement des banques, entre autres, la COVID-19 n’a pas affecté la solidité financière des banques commerciales haïtiennes ?
Les banquiers devraient-ils s’enorgueillir de cet exploit ? Ou nous autres citoyens, ne devrions-nous pas acclamer le talent de nos banquiers qui ont réussi là où leurs pairs étrangers ont échoué ?
Il me semble que la réponse à ces questions nécessite que l’on passe sous peigne fin le revenu des banques commerciales ainsi que leur situation financière et les indicateurs financiers. Une analyse de la situation financière nous permettra de découvrir ce que possèdent les banques et leur mode de financement tandis que les indicateurs financiers clés nous renseigneront sur de nombreux aspects de l’industrie bancaire notamment la suffisance de fonds propres (C), la qualité de l’actif (A), leur gestion (M), leur rentabilité (E) et leur niveau de liquidité (L) : l’approche CAMEL d’analyse des états financiers.
Les revenus des banques commerciales au 3e trimestre 2020
Du 1e avril au 30 juin 2020 (3e trimestre 2020), les banques commerciales haïtiennes ont amassé 6.84 milliards de gourdes de revenus (Produit net bancaire), en hausse de 9.2% comparé au 2e trimestre 2020.
Pour faciliter la compréhension de nos lecteurs, supposons qu’au 3e trimestre 2020 que les revenus des banques soient un billet de mille (1000) gourdes, comment ils se seraient constitués ?
497 Gourdes seraient générées par les intérêts sur les prêts (principale activité d’une banque de détail, nom donné au métier des banques du secteur bancaire haïtien) et 503 Gourdes seraient générées par les autres revenus. Un tel résultat est inquiétant puisque la principale activité des banques commerciales haïtiennes génère moins de revenus que leurs activités connexes (1e anomalie).
Creusons un peu la composition des 503 gourdes dont on a mentionnées tantôt : 174 gourdes de commissions, 101 gourdes de gains sur change et 228 gourdes classées dans un fourre-tout appelé « autres ». Cette dernière rubrique représente approximativement 23% du revenu des banques alors qu’elle devrait en représenter une infirme partie (2e anomalie).
Nous sommes présentement bien imbus de la constitution des revenus des banques, supposons encore que les revenus des banques étaient un billet de mille (1000) Gourdes, comment ils seraient utilisés ?
Si les revenus du secteur bancaire étaient un billet de mille (1000) Gourdes, 551 Gourdes seraient utilisées pour financer les frais généraux (dans le langage technique, on dirait que le coefficient d’exploitation est de 55.1%), 53 Gourdes seraient mises de côté à titre de provision pour créances douteuses, 47 Gourdes seraient versées au Trésor public à titre d’impôt sur le revenu et les 349 Gourdes restantes seraient des profits.
La situation financière des banques : ce qu’elles possèdent et leur mode de financement
Au 30 juin 2020, l’ensemble des biens que possèdent les banques s’est élevé à 482.96 milliards de Gourdes. Si ces biens étaient un billet de mille (1000) Gourdes, ils seraient répartis ainsi : les disponibilités c’est-à-dire l’encaisse jointe à l’ensemble des avoirs qui se trouve à la BRH, à l’étranger, dans les banques locales et les autres disponibilités représenterait 474 Gourdes, le portefeuille net des banques c’est-à-dire les prêts bruts déduits des provisions pour créances douteuses s’évaluerait à 268 Gourdes ; les investissements dans les bons BRH et du Trésor auraient respectivement une valeur de 18 et 32 Gourdes ; les autres placements seraient de 156 Gourdes et les 52 Gourdes restantes seraient réparties quasiment à part égale entre les immobilisations et les autres actifs.
Un tel diagnostic laisse augurer un secteur bancaire très liquide (ce que nous allons vérifier en passant en revue les indicateurs financiers du secteur bancaire) et un secteur bancaire qui tend à oublier son métier car son portefeuille net représente 26.8% de son actif. Ce pourcentage devrait être plus élevé pour un secteur bancaire dont la principale mission consiste à mobiliser des ressources auprès de la clientèle pour les octroyer sous forme de crédit (3e anomalie). Toutefois, il faut reconnaitre que cette tendance des banquiers à oublier leur métier ne saurait être autrement car ils ne sont pas aidés par le secteur politique qui mériterait lui-même de remonter ses propres bretelles.
Mais alors, que témoignent les indicateurs financiers des banques au beau milieu de la crise sanitaire COVID-19 ?
Les indicateurs financiers du secteur bancaire
Pour expliquer différents aspects du secteur bancaire haïtien, nous allons adopter l’approche CAMEL, laquelle consiste à analyser les cinq (5) critères ci-après : suffisance de fonds propres (Capital adequacy), qualité de l’actif (Asset quality), gestion (Management), rentabilité (Earnings) et niveau de liquidité (Liquidity).
La suffisance des fonds propres (C) est un indicateur très important pour tout secteur bancaire, son niveau minimal est défini par l’autorité bancaire du pays en question. En Haïti, la BRH exige que le ratio actif rapporté aux fonds propres comptables doive être inférieur ou égal au multiple de 20. Au 30 juin 2020, l’actif rapporté aux fonds propres comptables était égal à 14. Plus ce ratio est petit, plus le niveau des fonds propres est élevé. Donc, le secteur bancaire haïtien était très bien capitalisé au 30 juin 2020 car même si l’actif était supérieur de 43.3%, le niveau des fonds propres serait suffisant.
En revanche, on a observé une légère détérioration de la qualité de l’actif (A) bien il n’y ait pas eu de dérapages considérant l’ampleur de la pandémie COVID-19. En effet, le taux d’improductif est passé de 6.67% (31 mars 2020) à 7.99% (30 juin 2020). Donc si les prêts octroyés jusqu’au 30 juin étaient un billet de 1000 Gourdes, seulement 80 Gourdes présenteraient de mauvais signaux, les 920 Gourdes restantes seraient de très bons prêts c’est-à-dire des prêts sur lesquels le service de la dette (capital et intérêt) est réglé sans ambages.
En matière de gestion (M), le coefficient d’exploitation a montré que les dépenses ont été mieux gérées au troisième trimestre 2020 comparé au deuxième trimestre 2020. Si les revenus des banques étaient un billet de mille (1000), au troisième trimestre les frais généraux absorberaient 551 Gourdes alors qu’au deuxième trimestre ces dépenses se seraient élevées à 624 Gourdes.
Cette bonne gestion des dépenses s’est reflétée sur la rentabilité (E) du secteur bancaire. Pour s’en convaincre, chaque billet de mille (1000) Gourdes investi par les bailleurs a rapporté 21 Gourdes pendant le 3e trimestre 2020 contre 17 Gourdes durant le trimestre précédent. De surcroît, chaque billet de mille (1000) Gourdes investi par les actionnaires a rapporté 279 Gourdes pendant le 3e trimestre contre 206 au cours du 2e trimestre 2020.
En termes de liquidité (L), le secteur bancaire s’est montré apte à répondre à ses engagements de très court terme. Aussi, les disponibilités rapportées aux dépôts à vue étaient de 1.3 au 3e trimestre 2020. Cela sous-entend même si les dépôts étaient supérieurs de 30%, ils seraient normalement couverts par les disponibilités du secteur alors qu’au 2e trimestre un tel calcul serait de 24%.
Somme toute, la seule zone grise de l’industrie bancaire au 3e trimestre 2020 a été la qualité de l’actif qui s’est légèrement détériorée en tenant compte des effets néfastes que devrait avoir la pandémie sur le portefeuille des banques, soit un taux d’improductif passant de 6.67% à 7.99% du 2e au 3e trimestre 2020. Hormis cet indicateur, tous les autres aspects (suffisance de fonds propres, gestion, rentabilité et liquidité) sont au vert. Cependant, nous ne devrions pas nous réjouir de la performance de nos banquiers mais plutôt nous alarmer car l’avenir s’annonce morose. Nous marchons vers un secteur bancaire qui gagne beaucoup plus d’argents dans des activités anodines (qui ne rapportent rien à l’économie) que dans l’intermédiation financière.
Parlant d’intermédiation financière, si le portefeuille des banques était un billet de mille (1000) Gourdes, plus de 320 Gourdes financeraient le « Commerce de Gros et Détail », 63 Gourdes financeraient les « Bâtiments et Travaux Publics » tandis que 6 Gourdes seraient octroyées à l’ « Agriculture, Sylviculture et Pêche ». Donc, la plus grande part du financement des banques est accordée au commerce de biens importés. Il n’est guère surprenant que même lorsque l’économie est à l’agonie et/ou que la COVID-19 frappe à nos portes que les banques commerciales soient rentables. En outre, une banque commerciale haïtienne n’a qu’à employer un ensemble de petites astuces par exemple réduire le nombre de pages des livrets donnés aux clients (ce que j’ai observé pour celle où mon compte est domicilié depuis quelques années) pour pouvoir empocher des frais de renouvellement de livrets de manière plus fréquente, réclamer des sommes faramineuses pour reconnaitre leur dette envers les clients (des attestations bancaires qu’ils prétendent être un service). La plus grande partie des gains indus se trouve dans les états financiers des banques dont si on devait les estimer s’élèveraient à plusieurs milliards de dollars américains au cours de ces 25 dernières années.
Auteur
Ronald Jocelyn, économiste
Association Haïtienne des Économistes
ronald.jocelyn@umontreal.ca
Sources :
Du même auteur
Economie moribonde, secteur bancaire performant.
Pourquoi le secteur politique regorge de mauvais types ?
https://lenouvelliste.com/article/208315/pourquoi-le-secteur-politique-attire-les-mauvais-types