En Haïti, il existe plusieurs expressions qu’on utilise en vue de contrôler la vie des femmes et des filles. “Doub sis mouri nan men w“, est l’une d’entre elles. C’est une expression visant les femmes dans la quarantaine, ayant de graves conséquences sur elles en raison des pressions sociales qu’elle engendre. À en croire les discours sans fondement du patriarcat, les femmes dans cette tranche d’âge sont dépourvues de charme, de sensualité et même de douceur. Donc, elles sont à mettre de côté.
Reportage
Nerlande, 40 ans, est l’aînée d’une famille de trois enfants. Malgré les accomplissements de sa vie, la société estime que sa vie est un échec. Elle n’échappe donc pas aux discours de mauvais goût prononcés par les chrétiens, les membres de sa famille, ses amis et la société en général. La seule et unique raison en est qu’elle n’est pas encore mariée et n’a pas encore d’enfants. Dans un entretien accordé à Mag Haïti, l’actuelle étudiante en entrepreneuriat nous a confié qu’elle a toujours souhaité se marier, mais n’a jamais fixé d’âge pour le faire. Avec le mariage de son petit frère, la situation s’est détériorée. Les pressions ne cessent de se renouveler.
«Qu’attends-tu pour te marier ? Est-ce toi qui refuses à chaque fois les avances d’un homme, ou as-tu des critères qui t’empêchent de choisir un homme ?» Telles sont les questions qui marquent le quotidien douloureux de la cheffe en cuisine.
Contrairement à Nerlande, qui attend son mariage par tous les moyens, Adeline, gestionnaire de banque, adopte carrément le revers de la médaille. Dans ses déclarations, la jeune femme âgée de 30 ans prend soin de nous faire comprendre qu’elle n’a aucun empressement à se marier. Ce n’est pas sa priorité, nous dit-elle. C’est pourquoi elle s’abstient de commenter celles qui ont pris cette décision à cet âge, préférant se concentrer sur ce qu’elle priorise vraiment.
«J’ai vécu longtemps en République dominicaine, et j’ai une mentalité complètement différente. Je ne vis pas pour la société, d’ailleurs je ne soutiens pas à 100 % cette mentalité dominante. C’est ce qui explique mon désintérêt pour les différentes idées négatives», lâche Adeline, en ajoutant que, malgré son importance, «le mariage n’est pas un signe de réussite».
Une expression à l’image du patriarcat
L’expression “Doub sis mouri nan men w” est l’un des éléments qui montre le vrai visage de la société patriarcale. Dans celle-ci, on considère que l’homme a le plein contrôle sur la vie des femmes et des filles, estimant que c’est à lui qu’il revient le droit d’orienter leur existence. «Votre heure pour vous marier a sonné. Vous devez enfanter, sinon vous ne pourrez plus le faire à l’avenir. Aucun homme n’aura besoin de vous, vous ne pourrez plus vous marier.» Ce sont là les paroles qui se rattachent à cette expression purement sexiste. Selon le sociologue Evens Cheriscler, ces discours sont des préconceptions qui existent dès la naissance des filles, à qui une planification spéciale est imposée. C’est ce qui fait qu’à chaque moment de leur vie, une nouvelle étape leur est attribuée, ce que le spécialiste appelle «une démarche du déterminisme social».
Néanmoins, dans le bon sens du terme, l’expression a pris sens à partir du jeu de dominos, très apprécié en Haïti, surtout parmi les jeunes oisifs, pour faire passer le temps. Le double six, comme on l’appelle, est le plus grand des doubles. Si, par malheur, ce dernier n’a pas été posé, la personne en question a de fortes chances de perdre la partie. Mais dans tout ce que Cheriscler mentionne, il laisse entendre que cette mode de pensée est directement liée à l’éducation que les filles reçoivent dans notre société, qui leur fait croire qu’elles doivent impérativement avoir un homme pour se marier. De ce fait, le sociologue considère que c’est un discours métaphorique, fondé sur une logique de comparaison.
«En réalité, si la jeune fille reçoit une éducation exemplaire qui lui fait comprendre qu’elle n’est pas obligée d’attendre un homme pour se marier ou pour réaliser ses rêves, cela ne devrait pas la déranger.» Il poursuit en défendant que la jeune fille peut ressentir le besoin de satisfaire son désir d’aimer, ce qui n’est pas forcément un besoin de mariage.
Cependant, la conception de Shedly Jean Pierre, féministe et coordonnatrice de Fanm Antreprenè Ayiti (FEA), un groupement d’entrepreneures et de féministes, paraît légèrement différente. Elle croit plutôt que c’est une expression que la société a choisie au détriment des femmes. En tant que féministe, elle soutient que sa signification n’est autre que celle de la femme qui échoue si elle n’atteint pas ce niveau tant désiré par cette société dite patriarcale.
«Cette expression a vu le jour dans l’objectif de mettre la pression sur ces femmes qui ne sont pas encore engagées dans le mariage et qui n’ont pas d’enfants à cet âge. À force de leur faire croire qu’elles échouent si la règle n’est pas respectée, cela les incite à sauter dans le premier et mauvais train», proteste-t-elle.
L’âge idéal pour se marier
Dans le souci de savoir s’il existe un âge idéal fixé, qui, par-dessus tout, trouble la tranquillité des femmes trentenaires et quadragénaires, le sociologue Evens Cheriscler répond en ces termes : «Il n’y a même pas d’études sociologiques sur les personnes qui s’engagent dans les rapports matrimoniaux, en plus du développement psychosocial des femmes dans ces cas-là. Et il y a même des obligations qui les poussent à se sacrifier à une tranche d’âge sans le vouloir !»
Dans nos pratiques, continue-t-il, généralement les femmes commencent à se marier à partir de 25 ans jusqu’à 30 ans. D’après lui, c’est sur cette base que la société se repose et ose placer les femmes âgées de 35 ans et plus dans la catégorie de «moun doub sis mouri nan men yo».
Piégée, meurtrie dans l’âme, Adeline, comme pour exprimer sa lassitude et donner vraisemblablement raison à ceux qui la poussent à bout, soupire ces mots en créole : «Gen yon laj ou rive, ou oblije». Quoique ayant fait cette déclaration, tout au long de l’entretien, cette dame de 40 ans nous a pourtant fait savoir qu’elle n’en croit pas un mot et qu’elle pense que cette expression ne s’appliquera pas à elle.
Sur le plan psychologique, Lennie Miranda Pierre, spécialiste en santé mentale et fondatrice de Sérénité du Cœur, pense qu’un mariage peut se faire selon un ordre prioritaire. Comme la psychologue le dit, Adeline, l’une des victimes, a effectivement évoqué cette question, car selon ses dires, ce n’est ni l’âge ni les commérages qui vont la guider dans une vie conjugale, mais la priorité qu’elle décidera de donner à cette étape de sa vie.
Toutefois, la spécialiste reconnaît que c’est une étape qui exige non seulement l’engagement des deux partenaires, mais également de la responsabilité. C’est dans ce sens qu’elle nous dit : «Une personne qui décide de se marier n’est pas différente de celle qui l’évite. Ça n’enlève rien à celles qui ne franchissent pas le cap».
Des conséquences néfastes pour les victimes
«Cette situation me démange tellement que cela me rend parfois triste, je pleure. Parfois, je n’ai même plus l’envie d’entamer les discussions. Mais après, je remonte à la surface», se plaint Nerlande, soulignant que cela affecte sa santé mentale.
Adeline, de son côté, est plutôt dérangée par le fait que la société haïtienne refuse de comprendre qu’une fois mariée, ce n’est plus l’individualisme qui va régner, mais la vie commune. Ce qui signifie pour elle que les accomplissements se feront à deux.
Il est vrai qu’elle n’accorde pas d’importance aux critiques négatives, comme quand on la prend souvent pour une femme mariée. N’empêche que cette situation lui rappelle à chaque fois son statut de célibataire.
«On me dit souvent que j’ai l’apparence d’une dame mariée à cause de mon architecture corporelle. C’est une façon de me dire qu’il est temps pour moi, on me juge, mais ça ne me dérange guère», déclare l’éducatrice de 30 ans, qui croit qu’elle aura largement le temps de se marier. Au contraire, elle laisse entendre que ce sera tant pis pour elle si cela n’arrive pas.
À ce moment-là, Shedly Jean Pierre, militante féministe qui se bat depuis 2021 au sein de l’association Fanm Antreprenè Ayiti (FEA), crache le morceau. «La priorité d’une femme peut être différente selon ses projets personnels, de même que cela pourrait être lié à sa condition de vie.» Fidèle à son point de vue, elle défend l’indépendance économique, l’éducation, les droits et l’égalité, ainsi que le réseautage avec d’autres femmes, comme ce qui peut être plus important pour certaines.
«Ce qui est sûr, c’est qu’au final, c’est la femme qui va déterminer ses propres priorités et prendre les décisions correspondant à ses différents besoins et à ses valeurs personnelles.»
Par ailleurs, la fondatrice de Sérénité du Cœur, Lennie Miranda Pierre, admet vivement que les victimes sont susceptibles de faire face à de gros problèmes psychologiques : problèmes d’estime de soi, manque de confiance en soi, anxiété, un haut niveau de stress, dépression et prise de décision compulsive. De même, poursuit-elle, cela peut également affecter leur vie sexuelle, puisque cette mode de pensée véhiculée dans leur milieu peut définir toute une vie. Lorsqu’une personne vit au dépend de la société, c’est un comportement, selon la spécialiste en santé mentale, qui peut pousser plusieurs femmes à se marier, à subir toutes sortes de violences de la part de leur mari et à vivre dans le silence le plus total malgré leur souffrance.
«Il y a des mauvaises choses qui se répètent souvent à chaque génération, causant de gros maux et rendant ainsi malheureuses des femmes. Prendre la décision de déconstruire ces discours demande beaucoup de courage, car nous sommes souvent seules dans cette lutte. Mais n’empêche qu’il y a de grandes avancées», souligne la psychologue, estimant que malgré cette charge, elle sera toujours présente, mais c’est la lutte acharnée des femmes qui la rendra moins lourde. Parce que la professionnelle croit dur comme fer que cette situation ne restera pas ainsi indéfiniment.
Pour le sociologue Evens Cheriscler, ces modes de réflexion atteignent même le niveau de l’autodévalorisation chez les femmes de la quarantaine. Il estime qu’à cet âge, si le développement psychosocial de la femme n’est pas au rendez-vous, elle peut mal vivre cette période-là. En manquant d’amour-propre, elle peut ressentir qu’elle est incapable d’attirer un homme. Le pire, c’est qu’elle peut même commencer à arpenter les cérémonies religieuses (légliz, kay oungan) dans l’espoir de trouver un homme, soutient-il, tout en condamnant toute tendance chez une femme qui, à cause de l’âge avancé, décide de se marier sur un coup de tête : «pou doub sis pa mouri nan men l».
«La plus grosse des conséquences pour ces femmes, c’est le fait que cette pression les empêchera de connaître le bien-être émotionnel», avertit le professionnel.
Si sur le plan psychosocial les conséquences sont de plus en plus graves, n’en parlons même pas du monde médical. Joane Myrtil, médecin généraliste et vice-présidente du Rotary Club de Bourdon, va droit au but en disant que ces pressions sociales que subissent les femmes peuvent leur coûter la vie, et même les empêcher d’avoir des enfants. «Dès que l’environnement de la femme n’est pas propice, cette dernière ne tombera jamais enceinte, ou fera des fausses couches à chaque grossesse. C’est parce que, tout simplement, le milieu dans lequel elle évolue est source de pressions que son corps ne peut supporter. Donc, cette surcharge émotionnelle peut avoir de grosses répercussions sur sa santé sexuelle, son travail professionnel, sa vie, et même se solder par sa mort », avise le médecin. Du même coup, elle a profité de conseiller à tous ceux et celles qui prennent du plaisir à attaquer les femmes d’arrêter.
Plus loin, Myrtil avance que cette femme, dont l’entourage lui presse la main pour se marier, a de fortes chances de ne pas jouir pleinement de son mariage. La vice-présidente du Rotary Club persiste en faisant comprendre que, que l’on veuille ou non, à un moment donné, notre corps en tant que femme nous lâchera en fonction de tout ce qu’il a dû subir.
Il est très fréquent d’entendre des femmes qui subissent ces attaques se plaindre. À cela, la militante féministe Shedly Jean Pierre assure qu’elle a même vécu avec ces types de femmes et qu’elle a surtout remarqué qu’elles sont souvent emportées par le stress et la dépression.
Aucune règle n’exige le mariage
«C’est un manque d’éducation et d’empathie qui pousse certaines personnes à utiliser cette expression jusqu’à présent. Aucune règle n’exige le mariage», lance-t-elle. Il y a certains hommes qui exagèrent au point de dire clairement qu’ils n’en ont rien à faire avec des femmes quadragénaires. La féministe s’y oppose. «Les femmes doivent rester loin de tous les hommes ayant ce discours, pour la simple et bonne raison que ce sont des paroles de bons machistes.»
Bien que tous jouissent du droit à la parole qui leur est attribué par le biais de la démocratie, l’entrepreneure montre que ces personnes qui ne ratent jamais l’occasion de prononcer ce genre de discours ne sont que des irréfléchis. Surtout lorsqu’elles ne pensent guère aux multiples conséquences sur la vie des autres, souligne-t-elle. “Aucune règle n’exige le mariage pour toutes les femmes, ni que tu doives impérativement enfanter. Une personne qu’on surnomme «doub sis mouri nan men l» est, la plupart du temps, plus heureuse qu’une femme mariée ! Le plus important, c’est son bien-être”, clame-t-elle sans retour.
Mise à part ces points évoqués, il est clair que c’est la conviction de la femme qui doit l’amener à prendre des décisions, au lieu de suivre à la lettre les désirs de la société au péril de sa vie. Ou du moins, il faudrait redéfinir leur mission, qui n’est ni le mariage, ni le fait de mettre au monde un enfant. Pour ce faire, il faut qu’elles prennent conscience que la manière dont la société les perçoit et les traite n’est pas ce qu’elles méritent. Car elles ont le droit de vivre une vie tranquille et paisible, comme tous les autres», conclut la féministe Shedly Jean Pierre.
Achille Marie Mika
Crédit Photo: Achille Marie Mika
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