Depuis plusieurs mois, un débat passionnant et passionné, anime l’actualité politique de la République, dont la problématique se ramène à cette épineuse question : quelle est la date effective de la fin du mandat du président ? Dans la cacophonie des ondes et dans l’effervescence des réseaux sociaux résonnent l’écho de quelques voix d’autorité plus sereines qui ont essayé de faire le point et ce de manière magistrale en tentant de mettre un peu d’ordre dans ce vacarme discursif. Il s’agit entre autres de: Me Sonnet Saint Louis, éminent juriste et intellectuel; Madame Mirlande H. Manigat, référence en matière de droit constitutionnel, donc passée de présentation ; et enfin Docteur Ricardo Augustin juriste, politologue et ancien conseiller électoral. Chacun avec leurs arguments propres, dans un style limpide, a tenté d’apporter un peu de clarté à l’épaisse obscurité qui semble entourer ce dossier. Mais loin de mettre fin au débat, ces mises au point en accentuent la polarisation, en donnant à chacun des deux camps qui se sont constitués autour des deux principales positions, une forteresse de retranchement. Une troisième position qui se veut mitoyenne peine à faire valoir son alternative de compromis. Comment expliquer de tels décalages sur le sujet entre les intellectuels, les professionnels du droit et de la politique ? Avant d’y répondre essayons d’analyser succinctement les trois thèses en question.
En effet, je mesure l’étendue du risque inhérent à l’initiative de donner son avis dans un débat clivant où le bon sens et la raison sont souvent sacrifiés sur l’autel de la passion et du fanatisme. Pour confiner le débat dans un aspect strictement intellectuel et désintéressé, convenons donc de faire abstraction de la personnalité du président. Car, en réalité, dans l’équation constitutionnelle les personnalités sont toutes des variables et les évènements des paramètres. Alors venons-en au fait et aux explications. Le président a prêté serment le 7 février 2017 ; et selon la thèse de Me. Sonnet Saint Louis son mandat de cinq (5) ans arrive à terme le 7 février 2021. L’argument fondamental de sa thèse réside dans son interprétation de l’article 284.2 de la constitution. Le juriste soutient que : « Tout le monde se concentre sur l’article 134-2 mais l’article 284-2 de la Constitution qui ne traite que la procédure d’amendement de la Constitution donne une réponse définitive et sans équivoque sur la fin du mandat présidentiel. Une observation fondamentale de cette disposition nous permet de voir que la mise en œuvre de l’amendement associe le temps législatif et le temps présidentiel. La législature dure quatre ans et le mandat du président est de cinq ans. La Constitution ne tient pas compte des impondérables qui fragilisent la durée du temps présidentiel ou législatif. Le mandat du président prend fin une année après la fin d’une législature et dans cette année qui a vu débuter une autre. Ce qui fait que la procédure d’amendement s’étend sur deux législatures, mais chevauche deux mandats présidentiels successifs. (Dr Mirlande H. Manigat, Les amendements dans l’histoire constitutionnelle d’Haïti). » Avec tout le respect qu’on peut avoir pour maître Saint-Louis, cet argument ne tient pas compte d’un biais arithmétique qui malheureusement le fait voler en éclats et par voie de conséquence invalide toute la thèse.
L’écoulement des mandats présidentiels est une suite arithmétique de raison 5, vu que dans la normalité des choses, on devrait avoir un président élu tous les 5 ans. Par contre, celui des législatures est une suite arithmétique de raison 4. Qui revient à dire pour les mêmes raisons, on devrait avoir une législature tous les 4 ans. Ce faisant, il est faux de dire qu’en tout temps il y aura une année de 12 mois qui sépare la fin d’une législature de la fin du mandat présidentiel, un tel cas de figure se produit en effet tous les 20 ans et on aura une proportion de 5 législatures pour 4 présidents. En prenant comme point de départ ou année zéro l’année 1988, en ce sens que c’est l’année de la première activation du temps constitutionnel établi dans la charte du 29 mars 1987, la démonstration mathématique est immédiate. À titre d’exemple, le mandat de la 46ème législature a pris fin avec la fin de mandat des députés en janvier 1999 alors que la fin du mandat du président Préval était fixée au 7 février 2001 soit deux ans après la fin de la 46ème. De ce fait, le raisonnement selon lequel la fin du mandat présidentiel arrive ipso facto une année après la fin d’une législature est totalement erroné.
J’ai lu avec attention et assiduité tout le texte de madame Manigat, contrairement à ce que l’on voudrait faire croire, la professeure n’a jamais pris position dans le texte pour aucun des deux camps. Au fait, elle a d’entrée de jeu refusé toute approche manichéenne de la chose qu’elle jugeait trop subtile pour être traitée de la sorte. En voici un extrait : « J’ai donc décidé de faire connaitre mon opinion non sur ce qu’il y a lieu de proposer et de faire, mais de m’écarter du piège manichéen dans lequel on peut facilement tomber et qui peut se résumer en une équation simpliste, car l’alternative s’étale entre deux dates qui qualifient et engagent les opinions. Se prononcer pour le 7 février 2022, équivaudrait à accorder un blanc-seing au pouvoir actuel et à une partie de la communauté internationale qui s’est prononcée. Choisir le 7 février 2021, signifierait que l’on se range du côté de l’opposition dite démocratique alliée à d’autres secteurs qui n’en font pas partie. » Ceci dit, la démarche de la constitutionnaliste à travers le texte se veut être, à mon sens, à la fois historique et politique. Elle a passé en revue tous les cas similaires du 19ème siècle et du 20ème siècle au regard des prescrits constitutionnels de l’époque mais aussi des pratiques politiques. En cela, je pense que madame Manigat voulait attirer l’attention des acteurs et le public en général sur notre histoire politique, afin de nous aider à chercher une inspiration pour mieux décider de notre avenir. Toujours est-il, la date du 7 février 2021 reste selon sa compréhension un rendez-vous historico-politique que le pays se doit d’aborder avec sérieux, grandeur et raison.
Le professeur Ricardo Augustin pour sa part est catégorique: la discussion sur la fin du mandat présidentiel est un faux débat, car le mandat de cinq (5) ans ayant débuté le 7 février 2017, il prendra fin de toute évidence le 7 février 2022. Son argumentaire se base sur le fait que les élections de 2015 ont été annulées et je cite : « L’annulation des élections de 2015 a été la grande erreur qui invalide la thèse selon laquelle le mandat du président Jovenel Moïse prendra fin en 2021. A cette erreur s’ajoute une deuxième, celle d’entériner la victoire du gagnant et donc l’élection du nouveau président en janvier 2017 et d’attendre le 7 février 2017 pour sa prise de fonction afin de respecter, au moins pour une fois, la lettre de la Constitution qui précise que : “Le mandat du président est de cinq ans. Cette période commence le 7 février suivant la date des élections” ».
Arrêtons-nous un instant sur ce point, car c’est à ce niveau que le bât blesse, les points de vue divergent et les idées s’entrechoquent sur une question d’ordre sémantique : Annulation, continuation, reprise, achèvement. En réalité, ce qui s’était passé entre 2015 et 2016 n’a été ni une annulation ni une continuation, mais plutôt un peu des deux et par conséquent aucun des deux. On a conservé les résultats des législatives à la limite d’une majorité fonctionnelle, retardé le reste des élus d’une année, on a procédé au cas par cas au niveau des municipales et on a annulé totalement la présidentielle pour être reprise un an plus tard selon les recommandations de la Commission Indépendante d’évaluation et de Vérification (CIEVE). À cette confusion générale, s’ajoute le cas d’espèce de la présidence Privert qui ne répondait à aucune disposition légale et constitutionnelle. En ce sens, le professeur Ricardo Augustin assimile le 7 février 2017 à un retour à la normalité constitutionnelle.
L’étendue de variation entre les positions des spécialistes de la question, la polarisation de la société entre partisans et opposants et l’absence d’instances de recours compétentes témoignent d’un malaise plus profond qui dépasse les limites de la Constitution de 1987. Revenons alors à l’année 1988 là où tout a commencé et là où tout a dérapé. Manigat est élu président et a prêté serment pour un mandat constitutionnel de cinq (5) ans; selon le vœu de la constitution, il devrait remettre le pouvoir le 7 février 1993. Mais quatre (4) mois après son entrée en fonction, il est renversé par un coup d’état militaire, s’en est suivi une cascade d’anomalies constitutionnelles jusqu’au renoncement du général Prosper Avril en mars 1990. Alors le président Manigat a plaidé un retour à l’ordre constitutionnel pour la poursuite de son mandat, on le lui a refusé et on lui a aussi dénié le droit de se porter candidat sous le prétexte qu’il ne pouvait briguer deux mandats consécutifs, reconnaissant du coup et paradoxalement la validité de son mandat encore en cours. Le dossier a été porté jusque par devant la Cour de cassation qui sous l’immense pression de la conjoncture n’a pas eu la possibilité de trancher dans le sens du respect de la constitution. C’est en effet sous ce grossier malentendu constitutionnel qu’ont eu lieu les élections générales de décembre 1990 et qui ont consacré Jean-Bertrand Aristide président pour cinq ans (1991-1996) et non pour compléter les deux années du temps constitutionnel (1991-1993). Si pour bon nombre d’acteurs et observateurs de l’époque, le 16 décembre 1990 a été un redémarrage, consacrant l’année 1991 comme nouvelle année zéro du temps constitutionnel, aujourd’hui les partisans du pouvoir et défenseurs de l’échéance du 7 février 2022 peuvent aussi considérer que les évènements de 2016 marquent également un renouveau et que 2017 soit la nouvelle année zéro. Donc, le problème reste entier et les deux camps solidement retranchés.
On s’est donc rendu à l’évidence que ce problème posé par la date de la fin du mandat présidentiel n’a pas de solutions constitutionnelles imposables à tous, d’autant plus comme le souligne Me. Sonnet Saint-Louis notre rapport avec la loi est catastrophique. Or, quand le droit et la raison cessent d’être les remparts de tous, c’est la force qui détermine le droit de chacun. Alors pour ceux qui demandent avec angoisse : qu’est-ce qui va se passer le 7 février 2021? En dehors d’un dialogue franc, encore une épreuve de force.
Emmanuel Paul
Citoyen